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Dans quel monde vivront les enfants de 2050 ?
À quoi ressembleront les enfants lorsque ceux d’aujourd’hui seront en âge de devenir parents ? Voilà une question vertigineuse à laquelle chaque génération avant nous a tenté de répondre, non sans y mêler ses propres peurs et espoirs. Alors que nous venons d’enterrer la décennie 2010, sur fond d’actualité internationale déprimante, depuis les méga-feux en Australie jusqu’aux menaces d’une troisième guerre mondiale en passant par une immense crise sanitaire, jamais encore ces interrogations ne nous avaient paru si insurmontables. Comment pourrions-nous sereinement penser aux générations de demain dans un monde au bord de l’effondrement ? Et pourtant, de quel secours pourrions-nous leur être tant que nous resterons sidérés d’angoisse ? Quels seront, en définitive, le rôle des parents et la place de l’enfant dans les sociétés de demain ?
Toutes les familles ont leurs petits rituels, et la mienne ne fait pas exception. À chaque Nouvel An, nous rédigeons une « capsule temporelle », sorte de lettre à nous-mêmes collective à n’ouvrir – comme de bons vins – que dans un an, cinq ans voire dix ans. Chacun à tour de rôle y joue avec délice les auteurs de science-fiction en prophétisant, qui les résultats des prochaines élections, qui les révolutions technologiques à venir. Cette année pourtant, le cœur n’y était pas : « Pas question de faire des prédictions pour après 2030, c’est trop déprimant ! » a lâché l’un de nous, avant d’enchaîner sur une diatribe faite d’ »urgence climatique », de « crise énergétique » et de « 6e extinction de masse ». La radicalité de ce discours anxiogène aurait pu me surprendre si quelques jours auparavant, un parent d’élève à l’école de mes enfants ne m’avait pas tenu précisément le même, allant même jusqu’à conclure : « N’avons-nous pas été irresponsables d’avoir fait des enfants par les temps qui courent ? » Nous qui, enfants, avons tant fantasmé ce XXIe siècle, sommes-nous en passe de devenir la première génération de parents pour qui l’avenir est tout bonnement inenvisageable ?
Ce serait oublier un peu vite les temps de crises que nos parents et grands-parents ont dû eux aussi traverser, depuis la menace d’un conflit nucléaire mondial en pleine guerre froide, jusqu’aux ravages du virus du SIDA dont on craignait dans les années 1980 qu’il décime la jeunesse. Autant de fins du monde annoncées qui n’auront pourtant pas empêché les adultes d’hier de rêver d’un monde meilleur. Alors certes, la technologie n’aura finalement pas tenu toutes ses promesses : nous n’aurons inventé ni les machines à apprendre sans effort, ni les voitures qui volent, comme le prévoyaient les gravures des années 1900 ; nous n’aurons pas non plus aboli la pauvreté et les guerres, ni démocratisé les vols spatiaux ainsi que l’espéraient les enfants des années 1960 immortalisés dans les vidéos de l’INA ; nous n’aurons pas davantage mis au point les moteurs alimentés aux ordures ménagères, les vêtements auto-ajustables, ou les skateboards volants imaginés par Robert Zemeckis dans son film Retour vers le futur, mais ne devrions-nous pas pour autant prendre le temps de nous retourner un instant pour mesurer les immenses progrès accomplis, particulièrement du point de vue de la place de l’enfant dans la société ?
Oui, l’enfant est un être humain !
Crier au triomphe de l’enfant roi qui terrasserait les adultes jusqu’à les rendre esclaves de ses moindres désirs, voilà bien une prophétie contemporaine ! Mais est-elle réellement fondée ? Avons-nous perdu de vue que l’enfant n’a longtemps été qu’une quantité négligeable, dont la richesse de la pensée n’a été envisagée qu’au début du XXe siècle sous l’impulsion des pédagogues de l’Éducation nouvelle tels que Maria Montessori ou Célestin Freinet ; sur lequel les parents avaient tout pouvoir, jusqu’à celui de le faire emprisonner jusqu’en 1935 ; et qu’il a fallu attendre l’été 2019 pour qu’enfin, une loi proclame en France la fin des fessées. De nos jours, nul ne songerait à contester l’idée que l’enfant est un être humain, certes plus petit et plus fragile, mais non moins un humain à part entière ! Pas même les polémistes réactionnaires qui chantent les louanges d’un passé pré-soixante-huitard fantasmé où les adultes règnent en maître et où les enfants savent obéir et se taire. Pourtant, cette prise de conscience du statut d’individu pour l’enfant est extrêmement récente : ce n’est qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale que les théoriciens de l’attachement, tels que le psychiatre britannique John Bowlby, confrontés aux immenses troubles développementaux des orphelins, ont réalisé qu’un enfant n’avait pas seulement besoin d’être logé, protégé ou nourri, il avait aussi besoin d’être aimé. Pire encore, notre tendance à déshumaniser les enfants a été telle qu’on a opéré jusque dans les années 1970 les bébés sans anesthésie, non par cruauté, mais par incapacité de concevoir qu’ils puissent souffrir au même titre que nous. Alors oui, les enfants d’aujourd’hui ont des droits que les générations précédentes n’avaient pas – droit à la liberté de conscience et de réunion, droit d’être informé, d’exprimer ses opinions et de les voir prises en considération – consacrés depuis 1989 dans la Convention internationale des droits de l’enfant. Mais plutôt que de nous lamenter sur les vestiges de notre toute-puissance d’adulte, ne devrions-nous pas au contraire nous réjouir de ce juste rétablissement d’équilibre, après des siècles de conditions de vie enfantine indignes ?
Devenir soi-même : une liberté empoisonnée ?
Reconnaître chaque enfant comme un individu unique, telle est donc la révolution éducative du XXe siècle. Et nous en sommes les premiers héritiers : nous y avons gagné le droit de choisir notre métier sans embrasser celui de nos parents, de choisir librement notre partenaire de vie, de devenir ou non parent, de pouvoir vivre notre sexualité comme nous l’entendons. C’est ce même droit à l’auto-détermination qui permet aux jeunes d’aujourd’hui de contester les frontières du genre : oser être un homme qui porte du vernis, une femme qui porte la barbe, ou pouvoir remettre en question leur sexe de naissance pour vivre leur transidentité. Quelle liberté incroyable au regard des carcans sociaux qu’ont connus nos aïeux ! Et en même temps, avouons-le, quelle injonction épuisante que de devoir continuellement « devenir soi-même », sans jamais reposer ses pas dans un chemin déjà tracé, ni disposer d’un prétexte pour se soustraire à cette tyrannique quête du bonheur ? À quels nouveaux choix d’existence seront confrontés les enfants de 2050 ? Auront-ils à déterminer s’ils souhaitent ou non éditer leur génome ? S’hybrider avec des machines pour améliorer leurs performances physiques et cognitives ? Mais aussi : quelle tâche colossale sera celle de leurs parents que de les accompagner dans ces choix cornéliens ! Car une chose est sûre, cette injonction à devenir soi-même a aussi profondément transformé la mission des parents. Plus question de transmettre à l’identique ce qu’on a reçu de la génération précédente : il nous faut endosser les habits du parent jardinier, toujours prêt à s’ajuster aux besoins d’une plante délicate ; mais aussi ceux du parent thérapeute, toujours à l’écoute des émotions de l’enfant, expert en éducation positive, non violente et bienveillante ; sans oublier celle du coach de vie, toujours à l’affût du moindre centre d’intérêt à encourager ou spécificité cognitive à diagnostiquer. Autant de casquettes portées au nom du droit à l’épanouissement de l’enfant, qui mènent néanmoins de nombreux parents à l’hyper-parentalité et même au burnout : « respectez ses besoins, mais éduquez-le à la frustration ! », « inculquez-lui les règles du vivre ensemble, mais sans coercition ! » « soutenez ses apprentissages, mais ne lui mettez pas la pression ! », « et surtout restez zen, c’est mauvais pour son cerveau ! » nous assènent sans relâche les gourous de la parentalité. Comment épargner en 2050 à nos enfants devenus parents un tel destin ? Peut-être en commençant dès maintenant à leur montrer le « bon exemple » : celui d’une parentalité soucieuse de ses propres besoins et consciente de ses limites, dont la bienveillance peut et doit commencer par soi-même.
Enfants hyper-connectés, parents hyper-anxieux
Si l’évolution du statut de l’enfant a profondément transformé notre société, cette dernière a également en retour profondément transformé les enfants. L’immense révolution du numérique que nous connaissons depuis 25 ans n’est évidemment pas étrangère à tout cela. La dernière fois que j’ai tenté de raconter à mes enfants qu’à la fin des années 1990, un appel d’un quart d’heure sur un téléphone fixe entre Paris et Marseille coûtait l’équivalent de 3 euros, que l’affichage d’un simple email sur l’ordinateur familial via notre modem 56K prenait plusieurs minutes ou encore que sans le secours de Wikipédia, nos recherches documentaires d’écoliers se limitaient à lire quelques lignes dans l’un des lourds volumes de l’encyclopédie Universalis, mon plus jeune fils m’a demandé : « Et des rois, il y en avait encore en France quand tu étais petite ? » Face à cette transformation de notre mode de vie si brutale, si globale, comment ne pas ressentir un curieux mélange de fascination et d’angoisse ? Sur la scène médiatique de la parentalité, force est de constater que les discours alarmistes font florès. À les croire, l’avenir des enfants en 2050 s’annonce bien sombre : et si les écrans étaient à l’origine de troubles du langage tels qu’ils pourraient ressembler aux symptômes de l’autisme, s’inquiète par exemple le médecin de PMI Anne-Lise Ducanda dans une vidéo de 2017 devenue virale. Et si nos enfants étaient en train de devenir des « crétins digitaux », met en garde le neuroscientifique Michel Desmurget. Et si les réseaux sociaux et leur propagation d’informations dérégulée exposaient les jeunes à des « épidémies de crédulité collective », martèle de son côté le sociologue Gérald Bronner.
Face à ces oiseaux de malheur, d’autres voix plus mesurées tentent de se faire entendre. C’est le cas de la chercheuse en sciences cognitives Elena Pasquinelli qui a signé en 2018 un Petit guide à l’usage des parents 3.0 dans lequel elle démystifie, résultats scientifiques à l’appui, les théories les plus anxiogènes. Selon elle, les contenus numériques ne sont rien d’autres que des « bonbons pour notre cerveau » : irrésistibles, excitants, satisfaisants … mais à consommer avec modération ! Alors oui, les écrans modifient bel et bien le cerveau de nos enfants (comme toute forme d’apprentissage d’ailleurs !), mais si ce n’est pas toujours pour le meilleur, c’est loin d’être toujours pour le pire ! Il suffit pour s’en convaincre de mesurer l’immense liberté qu’Internet a apportée aux jeunes générations. Combien d’enfants avant eux auraient pu contacter en quelques clics les grands noms de la recherche française via l’annuaire de leur laboratoire ? Combien auraient pu écrire des textes, tourner des vidéos, en sachant que leur voix serait entendue par des dizaines, des milliers voire des millions de personnes ? Y aurait-il seulement eu une Greta Thunberg, une Malala Yousafzai, sans Internet ? En 2013, le pédopsychiatre Serge Tisseron, spécialiste des écrans, écrivait à propos de la liberté enfantine : « Après la culture des terrains vagues, puis celle de la chambre fermée, [on est arrivé à] la culture de la chambre ouverte sur le vaste monde. » Car il faut le reconnaître : cet immense terrain de jeu numérique offert à nos enfants n’est peut-être que la rançon du sacrifice que nous avons consenti sur l’autel de leur sécurité. C’est au nom du risque zéro que nous avons parqué les enfants dans des squares au sol rembourré, que nous leur avons interdit de monter aux arbres, et leur avons confisqué pétards à mèche, couteaux pointus et briquets. Reconquérir, bien au-delà des espaces numériques, ce droit à l’aventure et au contact avec la nature que leurs arrière-grands-parents tenaient pour acquis, ne serait-ce pas là la vraie et grande bataille des enfants de 2050 ?
Relever le défi planétaire
Reste qu’il ne suffit pas d’extrapoler les progrès du passé et les mutations du présent pour réussir à imaginer ce que seront les enfants en 2050. La raison est simple : nous ignorons tout bonnement dans quelle société ils vivront, car à la rapidité des évolutions technologiques s’ajoute désormais l’incertitude quant à l’ampleur des adaptations qui nous seront nécessaires pour survivre au réchauffement climatique. À l’heure où le dernier rapport parlementaire sur le sujet prévoit en France pour l’horizon 2050 une augmentation des températures d’au moins deux degrés, des risques élevés d’incendie, des canicules meurtrières et des sécheresses sévères allant jusqu’à la pénurie d’eau potable, comment anticiper les compétences et les ressources qui seront nécessaires aux enfants de demain ?
Quels métiers exerceront-ils, comment réinventeront-ils l’habitat, l’alimentation, la famille, l’éducation, les liens sociaux, dans ce monde qui ne ressemblera plus à celui que nous avons connu ?
Devront-ils se préparer à l’exil ? Devront-ils craindre pour la vie de leurs proches ? Devront-ils renoncer à devenir eux-mêmes parents ? Devant ces questions terrifiantes, il faut accepter nos limites : certes, nous ne donnerons peut-être pas autant que nous le souhaitions des racines solides aux enfants de 2050 dans ce monde d’impermanence, mais au moins peut-on encore tenter de leur donner des ailes. Car si le péril est à la hauteur de nos craintes, alors toute l’intelligence humaine ne sera pas de trop pour y faire face.
L’urgence de se tourner vers les enfants pour relever ce défi cognitif planétaire, bien des chercheurs en éducation l’ont déjà compris et tentent de poser les fondations de cette école du futur. Leur dénominateur commun : en finir avec la compétition, si délétère et trop souvent envisagée à tort comme une loi de la nature, pour la remplacer par de la coopération, celle-là même qui a permis depuis plus de 300 000 ans à l’espèce humaine de survivre. C’est ainsi que Sylvain Wagnon, spécialiste des pédagogies alternatives, défend dans son dernier essai la nécessité d’une « pédagogie solidaire », qui mettrait enfin un terme aux inégalités sociales et cognitives qui valent au système éducatif français son classement médiocre dans les évaluations internationales PISA. Pour François Taddei, auteur en 2018 d’Apprendre au XXIe siècle, il s’agirait d’abord de revaloriser la créativité des enfants, leur droit de questionner, d’expérimenter, de se tromper, de recommencer, indispensable pour imaginer des solutions inédites à des problèmes qui le sont non moins. Quant à François Durpaire, cofondateur du label École du bonheur de l’université de Cergy-Pontoise, c’est aux compétences relationnelles et émotionnelles, d’écoute, de communication et d’empathie que les enfants devront leur salut : elles seront des ingrédients essentiels au maintien de leur bien-être et de leur résilience face à l’adversité. Et si la fin de notre monde n’était qu’une occasion d’en faire renaître un autre, plus apaisé et plus juste, où les enfants de 2050 pourraient vivre libres et heureux ?
- Article initialement publié dans le Doolittle n°7 « Le meilleur est avenir »