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Rencontre avec <i>Anna Lentzner</i>, autrice d’un roman graphique poignant sur sa <i>fausse couche</i> - Doolittle
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Rencontre avec Anna Lentzner, autrice d’un roman graphique poignant sur sa fausse couche

Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Anna Lentzner a toujours voulu être mère. Lorsqu’elle tombe enceinte, l’autrice décide alors de tenir un carnet d’illustrations de sa grossesse. Ce dernier deviendra finalement le récit de sa fausse couche : “C’est déjà maintenant qu’on se quitte”. Rencontre.

Qu’est-ce qui t’a poussé à poursuivre ce carnet d’illustrations ? 

Lorsque j’ai appris que je n’attendais plus un enfant mais une fausse couche, écrire et dessiner faisaient partie des rares choses qui me faisaient du bien : le carnet de grossesse est donc devenu un carnet de fausse couche. L’idée de transformer cette matière en livre est venue ensuite d’une colère, constatant qu’il y avait très peu de livres sur le sujet, de ressources culturelles dans lesquelles trouver du réconfort… quand bien même cette expérience concerne plus de 200 000 de femmes chaque année en France.

Comment as-tu vécu la réalisation de ce roman graphique ? 

C’est un projet que j’ai commencé il y a trois ans et demi, après ma fausse couche : la raconter était une façon pour moi de donner du sens à cette épreuve absurde – qui n’en a aucun -, de sortir de la spirale des “pourquoi moi, pourquoi mon bébé, pourquoi maintenant”. J’avais envie de fabriquer le livre-doudou qui m’avait manqué. J’y ai travaillé à plusieurs reprises, par intermittence, puis à temps plein. Après une première phase presque thérapeutique, c’est devenu un “vrai” projet : c’est ma première bande dessinée, j’en ai d’ailleurs documenté le processus presque quotidiennement sur mon blog. Il y a eu des apprentissages, des découvertes, à la fois dans les techniques utilisées (encre, aquarelle, gravure) et dans l’articulation de la narration.

“La fausse couche, ça traite d’intime, de corps, de féminin : des sujets qu’on chuchote encore, pas qu’on exprime à voix haute”

Qu’est-ce qui t’a particulièrement frappée après la fausse couche ?

Le sujet de la fausse couche n’étant pas tabou dans ma famille, je me suis rendue compte de cet état de fait en en parlant plus largement dans mon entourage. La fausse couche, ça traite d’intime, de corps, de féminin – des sujets qu’on chuchote encore, pas qu’on exprime à voix haute. Ça parle aussi de deuil, puisqu’une vie s’éteint dans le corps d’une femme – et ça gêne, ce qui contribue fortement au tabou. C’est aussi étonnant de réaliser que le personnel médical – bien que je sois tombée sur des personnes très bienveillantes – n’ont aucune idée de la réalité d’une fausse couche. On m’a présenté la chose comme des douleurs de règles très fortes. Or, il s’agit de vraies contractions d’accouchement. Les femmes qui font une fausse couche n’ont pas encore eu de préparation à l’accouchement (qui survient en général autour du 7ème mois de grossesse), et se retrouvent parfois à subir des douleurs insoutenables seules, sans aucune préparation physiologique pour les gérer.

Rencontre avec <i>Anna Lentzner</i>, autrice d’un roman graphique poignant sur sa <i>fausse couche</i> - Doolittle

C'est déjà maintenant qu'on se quitte

Trouves-tu qu’aujourd’hui, une parole se libère autour de la fausse couche ? 

Les choses évoluent (trop) doucement à mon goût : au moment où j’ai traversé cette fausse couche, il n’y avait presque aucun livre qui en faisaient le sujet principal. Trois ans plus tard, il y en a eu quatre ou cinq de publiés. C’est par ailleurs un sujet sur lequel se sont exprimées ces dernières années plusieurs femmes visibles (responsables politiques, actrices, etc). Les choses avancent tout de même : une pétitionet une tribune ont été publiées en 2022 pour dénoncer ce tabou et l’absence de prise en charge des femmes concernées. Cela a notamment donné lieu à une loi qui consacre désormais un arrêt de travail “fausse couche” pour supprimer le délai de carence. Mais beaucoup reste à faire : cette mesure, en l’occurrence, reste très controversée car elle implique d’en informer son employeur et fragilise les femmes au sein de leurs entreprises.

Tu as décidé d’axer la fin de ton roman sur la reconstruction : par quoi est-elle passée pour toi ? 

Une des principales difficultés que j’ai eu à traverser, c’est d’accepter l’attente. Attendre une grossesse, attendre une fausse couche, attendre que la tristesse s’en aille. Et la double-peine : s’entendre dire en permanence qu’il faut lâcher prise, se connecter à l’instant présent, sans aucune représentation ou mémoire de ce qui a disparu. Ce livre parle aussi de ça : comment traverser sa tristesse en laissant la place à son désir, et comment j’ai honoré le lien avec ce début de personne qui a pu habiter mon ventre quelque temps.

“La fausse couche concerne les femmes, certes, mais devrait aussi concerner toutes les personnes qui les entourent”

Qu’as-tu envie de dire aux femmes qui ont vécu, qui vivent ou qui vivront une fausse couche ? 

J’ai fait le choix de parler de ma grossesse dès le début, dès que j’en ai eu envie. Autrement dit, avant “les trois mois”, ce premier trimestre-épée de Damoclès dont on s’imagine qu’il valide la grossesse – comme si elle n’existait pas vraiment avant cette échéance. Pourtant, pendant trois mois, on vit avec un corps qui change, des maux qui peuvent être très handicapants, et parfois une inquiétude quant à la viabilité de cette grossesse. Ce n’est pas le meilleur moment pour choisir la solitude du silence. J’ai donc préféré partager ma joie et mes projections. Bien m’en a pris, puisque j’ai pu ensuite partager mon chagrin et être très entourée pendant cette période. La fausse couche concerne les femmes, certes, mais devrait aussi concerner toutes les personnes qui les entourent pour rompre le tabou et la solitude de cette expérience.

 

Crédit photo à la Une : Laurie Bisceglia

Par Ana Boyrie