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<i>Power Rangers</i> : histoire d’une révolution <i>arc-en-ciel</i> - Doolittle
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Power Rangers : histoire d’une révolution arc-en-ciel

Rouge, bleu, jaune… Dans les années 90, les Power Rangers en font voir de toutes les couleurs tant aux enfants abreuvés d’ondes hertziennes qu’à leurs parents, victimes d’un raz-de-marée titanesque en provenance du Japon. Qui sont donc ces justiciers en combinaisons synthétiques aux couleurs de l’arc-en-ciel ? Quels sont leurs réseaux ?  Décryptage d’une razzia en bande organisée.

Décembre 1994. Les caméras de France 2 filment la marée humaine qui déferle quotidiennement dans les rayons de FAO Schwartz, le plus grand magasin de jouets au monde sur la 5e avenue de New York. Si l’Action Man ninja et la Barbie indienne se disputent une place sous le sapin, les enfants, eux, se précipitent sur un concurrent haut de 13cm : les Power Rangers. « Le jouet qui depuis deux ans séduit les petits et rend fous les grands, note le journaliste en off. Tout a commencé par une série télévisée débile qui raconte les aventures de cinq amis gentils et consciencieux dotés du pouvoir de se transformer en guerriers interstellaires. » Derrière ce business florissant se cache un mastodonte de l’industrie du jouet : Bandai. L’entreprise tokyoïte née en 1950 écoule sur le marché des robots géants (les mecha) dérivés des séries de tokusatsu (« effets spéciaux » en japonais) que distribue la mythique Toei. Fort du succès de sa franchise Kamen Rider, où des cyborgs en costumes entomoïdes luttent contre les Forces du Mal, le studio a lancé au Japon la mode des super sentai, une nouvelle race de héros intrépides, vêtus de casques et de combinaisons en Lycra bariolées de couleurs vives, qui tatanent des monstres en caoutchouc. Un filon en or pour Bandai et son inextinguible soif de robots. « Il y a les trains, les voitures, les dinosaures… Chaque année il y a une nouvelle série basée sur un nouveau thème, en fonction de ce qui est à la mode chez les enfants, expliquait Grégoire Hellot, directeur général des éditions Kurowawa, dans un article du Monde en 2015. Bandai crée un jouet, et le producteur, la Toei, imagine une histoire autour. »

Power Rangers 1994 diffusé par le Club Dorothée - Doolittle

Power Rangers 1994 diffusé par le Club Dorothée

L’avènement du Megazord

Au tournant des années 80, le pays du Soleil Levant se lasse de la saga Kamen Rider. Bandai prospecte alors de nouveaux marchés et lorgne vers les États-Unis où Stan Lee, co-fondateur de Marvel, s’épuise à convaincre Fox Kids d’adapter les sentai à la sauce barbecue .La mayonnaise ne prend malheureusement pas non plus pour Bendai, invité à la table de l’oncle Sam. Sa gamme de robots Godaikin souffre non seulement d’un prix de vente élevé (environ 70 dollars l’unité), mais surtout d’un manque de matériel promotionnel. Seul un outsider récemment débarqué aux Amériques sent le vent tourner. 

Haim Saban a bourlingué entre la France et le Moyen-Orient dans les années 60-70, une vie de bohème bousculée par les revers de fortune. Issu de la petite bourgeoisie cairote, le self made man fonde à Tel Aviv la première entreprise de promotion de concerts d’Israël jusqu’à ce que la guerre de Kippour ne contrarie ses plans. Réfugié à Paris, Saban s’improvise manager de Mike Brant, puis de son jeune protégé, Noam, qu’il envoie illico enregistrer le générique d’un dessin animé très populaire au Japon, Goldorak. Vendue à plus de 3,5 millions d’exemplaires, la bande originale confirme l’intuition du businessman visionnaire. A l’orée des années 80, les chaînes de télévision françaises courtisent une très jeune audience avec des séries et dessins animés produits en collaboration avec l’industrie du jouet. D’Ulysse 31 (un dessin animé français produit en partie au Japon) aux Maîtres de l’Univers, en passant par Inspecteur Gadget et Les Quatre Fantastiques, Saban et son associé Shuki Levy écrivent la ritournelle d’une décennie télévisuelle dont Bandai et la Toei font déjà leur miel avec Bioman, diffusé sur Canal + puis TF1 à partir de 1985. 

<i>Power Rangers</i> : histoire d’une révolution <i>arc-en-ciel</i> - Doolittle

Lors d’un voyage à Tokyo en 1984, Haim Saban se laisse contaminer par la fièvre du Spandex, un virus qu’il souhaite inoculer à son tour aux États-Unis. Pour faire goûter le sentai aux enfants du Coca-Cola, il suffira de ne retourner que les séquences « à visage découvert » avec des acteurs américains. Perplexe, Bandai lui cède sans broncher les droits d’exploitation à l’international de Chōdenshi Baioman. Saban n’obtient gain de cause qu’en 1992 lorsqu’il convainc Fox Kids d’investir le marché du sentai à partir de son pilote bradé. Le network lui préfère en revanche la fragrance d’un produit nippon inédit aux États-Unis, Zyuranger, les chroniques enfiévrées de cinq guerriers à moto armés de « dino-épées ». Le samedi 28 août 1993 à 7h30, les joyeux drilles rebaptisés Mighty Morphin Power Rangers investissent pour la première fois les foyers américains. Le débarquement matinal a été minutieusement planifié par Fox Kids. Sur le modèle de son partenariat historique avec la Toei, Bandai s’associe avec la chaîne américaine pour garnir les vitrines de jouets totalement articulés conçus à partir des moules japonais d’origine. Bientôt, on s’arrache les produits dérivés de toute tailles, de la simple figurine à tête rotative aux robots géants (les Megazords, « l’arme ultime » vantée par les spots publicitaires qui tournent en bouclent à l’approche des fêtes de Noël). La bulle économique profite aussi aux chaînes de télévision du réseau auxquelles Fox Kids a promis un petit pourcentage d’intéressement sur les ventes de jouets en échange d’une fenêtre de diffusion.

Le Megazords  - Doolittle

Le Megazords

Le match avec Bioman

En France, Bandai trouve un terreau particulièrement fertile pour distribuer ses gadgets truffés de plastique et d’électronique. Fondée sur l’artisanat du bois, la « toy connection » hexagonale ne résiste pas à l’envahisseur japonais en ordre de bataille. Les porte-monnaies flambent sous les « Go! Go! Power Rangers! » qu’on scande dans les cours de récré. « Je suis tombé dans la marmite grâce au Club Dorothée, se souvient Jérôme, alias T1m3r, fondateur du site Power Rangers France. Je n’ai pas aimé ça tout de suite, mais je voyais que mes petits camarades trouvaient ça génial. J’ai redonné une seconde chance et j’ai adoré ce mélange de bagarres, de méchants, d’armes et de robots qui s’assemblaient. » Même son de cloche chez Jean-François, un fan charentais de la première heure, aujourd’hui à la tête d’une collection de près de 700 pièces : « On pouvait s’identifier plus facilement aux personnages par rapport à ce qu’on voyait dans les séries japonaises avec des adultes. Chacun avait du charisme. »  Les enfants adhèrent pleinement aux simulacres de prises de karaté, aux maquettes rafistolées et aux couleurs hallucinogènes. « J’entends souvent les Français parler de force bleue ou rouge quand ils évoquent les Power Rangers. C’était dans Bioman ! On fait souvent l’erreur », rectifie Geoffrey Barany, brand manager en charge de la licence chez Hasbro. 

De la force, Bandai en réclame lorsque s’achève la première saison de Mighty Morphin Power Rangers. A l’approche des fêtes de Noël, les parents se battent pour remporter les derniers exemplaires du million de figurines sorti des ateliers, une croisade plus tard gentiment moquée par Arnold Schwarzenegger dans La Course au jouet (1996). La quinzaine d’usines réquisitionnées n’a pas suffi à satisfaire la demande. Le standard de Bandai sature d’appels de parents furieux. La solution ? Ouvrir onze fabriques supplémentaires, offrir aux enfants de nouveaux personnages, dont un sixième larron, et abreuver inlassablement le marché, saison après saison. En 1994, Bandai signe ainsi son plus grand succès avec la gamme « flip-head » : une simple pression sur la boucle de ceinture du Ranger provoque la rotation de sa tête, achevant sa transformation en guerrier casqué. La révolution ludique permanente se heurte néanmoins à des séries d’échecs et de polémiques. Jean-François déplore notamment la dégradation qualitative récente de la production des jouets : « Les bottes ne sont parfois pas de la bonne couleur. Les fabricants doivent aussi prendre en compte certaines normes écologiques et sanitaires très strictes. Par exemple, ils ne peuvent plus utiliser de la peinture dorée car elle contient du plomb.»

Power Rangers s’attire aussi très tôt les foudres des sempiternels discours critiques et leurs inductions lapidaires sur la violence inhérente au sentai dont Ségolène Royal dénonçait déjà « la violence, la laideur et la médiocrité » dans son essai Le ras-le-bol des bébés zappeurs (éd. Robert Laffont, 1989). En 1994, la Scandinavie interdit carrément la série d’antenne après le passage à tabac d’une fillette de cinq ans par trois jeunes fans. A la même époque, une étude menée par l’Université d’État de Californie souligne la radicalisation des jeux dans les cours de récréation sous l’emprise du programme phare de Fox Kids. Les acteurs de la série, des étudiants naïfs payés au lance-pierre, n’échappent pas non plus à ces mauvais traitements. La production les soumet à un rythme de tournage effréné sous la chaleur écrasante de Culver City, Los Angeles, sans aucune protection syndicale. « On n’avait pas le temps de respirer, c’était une cadence industrielle, de la télé poubelle », se souvient le réalisateur Terence H. Winkless dans une enquête du Monde en 2017. Certains acteurs exploseront en vol des années plus tard. Un meurtre et deux suicides en cascade alimenteront ainsi la théorie d’une malédiction du même calibre que celle qui frappèrent La Petite maison dans la prairie et Poltergeist.

Power Rangers (le film de Dean Israelite) - Doolittle

Power Rangers (le film de Dean Israelite)

Avenir et héritage

Ballotée entre Disney et Bandai ces vingt dernières années, la licence Power Rangers surnage aujourd’hui dans un bouillon de (pop) culture servi à la louche par les géants du streaming. Désormais tournée en Nouvelle-Zélande, la série se décline en 30 saisons disponibles sur Netflix et Gulli, trois films, cinq jeux vidéos, des dizaines de comics et tout autant de Zords. Une manne financière sur laquelle capitalise Hasbro, heureux propriétaire d’une franchise tentaculaire célébrée chaque année aux États-Unis dans les Toy Fair où photos et dédicaces se marchandent à des prix exhorbitants. « C’est une marque qui est toujours présente. Les enfants entre 5 et 8 ans s’identifient encore beaucoup aux personnages de la série. Ils raffolent particulièrement des dinosaures et des accessoires de role play, note Geoffrey Barany. On commence aussi à voir des trentenaires nostalgiques investir dans notre gramme premium. Le fan, c’est un business à part. » Ces kidultes dorlotés par Hasbro dépensent souvent sans compter des sommes astronomiques pour acquérir une pièce de collection. « Ça dépend à quel point on est fan, nuance Jérôme. Les figurines de la gamme premium coûtent entre 30 et 120 euros ; des objets collectors peuvent s’élever jusqu’à 250 euros. Sachant qu’une équipe se compose en général de six rangers et de plusieurs méchants, ça fait une dizaine de figurines par saison, sans compter les robots. » Une passion coûteuse, mais aussi chronophage pour Jean-François qui y consacrait une trentaine d’heures jusqu’à l’an dernier : « Je veillais parfois tard dans la nuit pour suivre en direct les conventions de fans et les live YouTube. Au bout d’un moment, on ne compte plus. »

Les Power Rangers se heurtent encore et toujours à la barrière du kitsch érigée à l’âge adulte. S’il commence à peine à montrer son visage sur sa chaîne YouTube, Jérôme craint le regard de ses collègues : « Il y a encore peu de temps, j’avais assez honte. Je me cachais derrière un pseudo. Personne dans mon entourage n’était au courant. » D’autres fans cultivent leur passion secrète avec une rare décontraction. Bryan Cranston (qui double un monstre dans la première saison), Jamie Lee Curtis et les Kardashian ont tous revêtu un jour en public leurs plus belles couleurs en hommage à « la série-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom ». L’année prochaine, les Power Rangers souffleront leur trentième anniversaire, un jubilé sur lequel capitaliseront bien sûr Hasbro et Netflix. Les gamins de la télé, eux, rêvent de voir la série prendre enfin de la maturité. « DC et Marvel ont réussi à faire adhérer les adultes à leurs univers, notamment parce que leurs séries sont mieux faites. Il faudrait qu’on se batte avec les mêmes armes qu’eux. On y arrivera un jour, j’y crois ! », soutient Jérôme. Pour sûr, les guerriers en Lycra et leurs fans en ont encore sous le capot. Go! Go! Power Rangers!

Par Boris szames (sauf mentions)