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Charles raconte comment il a grandi <i>sans odorat</i> - Doolittle
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Charles raconte comment il a grandi sans odorat

Focus sur l’anosmie, cette perte ou absence d’odorat qui toucherait, paraît-il, près d’une personne sur dix. Aujourd’hui adulte, Charles nous explique comment il vit avec ce trouble olfactif qui le touche depuis toujours.

Quand j’étais enfant, ma grand-mère faisait de délicieuses tartes et clafoutis avec tout ce que le jardin comptait de trésors sucrés : pommes, rhubarbe, coing, cerise, figue ou encore potiron. Si j’en ai sûrement omis certains, je n’oublierai pas l’odeur qui sortait alors du four, pour la simple et bonne raison que je ne l’ai jamais sentie. Ou si peu. J’ai perdu l’odorat graduellement tout d’abord, puis tout d’un coup. De rhinites allergiques en fracture de la cloison nasale jusqu’à un traumatisme crânien, mon nez est devenu purement esthétique ou inutile, selon d’où on se place, et moi anosmique. L’anosmie est un handicap si peu contraignant qu’on oublierait presque qu’il existe, parfois même utile dans certaines situations impliquant généralement des déjections. Mes amis oublient souvent que j’en souffre, me faisant quelques fois sentir des fleurs ou une bougie avant de se rappeler, un brin penaud.

Aujourd’hui, je m’en amuse beaucoup. Enfant, beaucoup moins. Déjà, on ne me croyait pas toujours, ce qui était assez pénible. Mais c’était surtout l’hygiène le plus problématique. Quand on vous annonce que vous avez une haleine de chacal ou que vous « puez la transpi » sans avoir aucune chance de savoir si c’est vrai ou pas, vous prenez peur. Vous ne pouvez pas sentir vos vêtements pour décider s’ils sont encore mettables. Vous ne comprenez pas l’intérêt du déodorant. Vous n’arrivez pas à décider si la douche prise le soir suffit ou s’il faut y retourner le matin. Vous êtes mortifié le jour où votre copine rentre dans votre chambre et ouvre directement les fenêtres pour « aérer ». Vous ne comprenez pas pourquoi votre père vous engueule toujours lorsque vous ne sortez pas vos affaires de sport du sac en arrivant. Vous ne pouvez pas savoir ! Très vite, soit vous devenez celui qui pue et qui s’en fout, soit vous vivez dans une peur constante. Bon, moi, j’ai décidé de prendre deux douches par jour, de faire confiance à des personnes de goût pour tout ce qui est produits de beauté (parfum, déodorant, savons et compagnie) et de faire beaucoup de machines. Désolé Yann Arthus-Bertrand et Cécile Duflot, j’essaye de prendre le train, promis.

Après, il y a aussi des moments drôles, comme cette fois où j’ai trouvé des cacas de mon chat dans mon coffre à jouets et que j’ai joué avec pendant des heures en pensant que c’était des billes, avant que ma mère ne réalise mon erreur. Et d’autres moins, comme le jour où, sur le chemin de l’école, j’ai marché dans une merde de chien et qu’elle a fini sur le pantalon d’un camarade en jouant au foot : tacle les deux pieds décollés, expulsion. Désolé Adrien, je m’en veux encore. Je réalise à présent que grandir sans odorat, c’est grandir avec une absence – bien sûr, bien moins conséquente que si j’avais perdu la vue, l’ouïe ou le toucher. Le goût est quant à lui affecté à hauteur de 20% en cas d’anosmie, paraît-il. Et évidemment, je ne suis devenu ni The Sentinel, ni Daredevil : mes autres sens ne sont pas développés outre-mesure. Une absence, donc. Une absence d’odeurs de colle, d’herbe coupée, de préau, de salles de classe, de livres neufs, d’autoroute des vacances, de vestiaires, de pâte à modeler, de pain chaud, de draps propres. Toutes ces odeurs qui fleurent bon l’enfance et qui vous y replongent. Et puis l’odeur des tartes de ma grand-mère. Celle-là, elle me manque plus que toutes les autres.

  • Illustration Subin Yang 
  • Article initialement paru dans <i>Doolittle</i> n°6 « La vie sous-narine »
Par Charles Lafon