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Rencontre avec <i>Eve Simonet</i>, réalisatrice du documentaire <i>Réinventer l’enfance</i> : “Les enfants sont les premières victimes, que l’on oublie” - Doolittle
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Rencontre avec Eve Simonet, réalisatrice du documentaire Réinventer l’enfance : “Les enfants sont les premières victimes, que l’on oublie”

Dans un documentaire intime et politique, la réalisatrice et productrice autodidacte de 30 ans a décidé d’explorer les violences faites aux enfants et plus particulièrement la domination adulte. Un contenu fort, parfois dur, mais nécessaire pour une prise de conscience collective.

Dès les premières minutes, le ton est donné. Assise sur un tabouret dans une pièce au décor vide, Eve Simonet tente malgré l’émotion de lire un procès-verbal faisant état d’une plainte déposée contre son grand-père pour “attouchements sexuels”. La petite Eve avait à l’époque six ans. “Il y a une école en plus, vous entendez ?”, lâche-t-elle d’un sourire nerveux. On entend alors les premières notes de la chanson pour enfants “Le loup” – composée par l’artiste Mai Lan et dont le texte brise le tabou de l’inceste – sur lesquelles se mêlent des extraits de films d’archives familiales. À coups de grandes respirations, la jeune réalisatrice et productrice de 30 ans se prépare à délivrer l’un de ses documentaires les plus personnels. Son nom : Réinventer l’enfance. Pendant une heure et cinquante minutes, Eve Simonet donne la parole à des victimes de violences sexuelles, physiques et psychologiques durant l’enfance, et à différent·es expert·es et militant·es, à l’instar de Catherine Gueguen, Lolita Rivé, Claire Bourdille, Marion Cuerq ou encore, Arnaud Gallais. L’objectif : mettre au jour les mécanismes de la domination adulte et interpeller la société civile sur la dimension systémique de ce modèle d’éducation basé sur la violence. Selon Eve, “il faut se réveiller” et “il est possible de faire autrement”. Entretien.

Ce documentaire est la neuvième création originale de on.suzane (plateforme de streaming féministe dont Ève Simonet est co-fondatrice, ndlr). Qu’est-ce qui t’a amenée à traiter le sujet des violences faites aux enfants ?

En 2020, je suis tombée enceinte. Ayant eu une enfance compliquée, j’ai souhaité m’en occuper avant que mon fils ne vienne au monde. Durant ma thérapie, des flashs traumatiques ont commencé à me revenir. Pour comprendre ce qu’il s’était passé (sachant que j’étais à deux mois de post-partum), j’ai demandé à ma mère s’il existait des documents. C’est là qu’elle m’a transmis le fameux procès-verbal datant de 2001. À partir de ce moment, s’est enchaîné tout un tas d’injustices. Déjà, lire les propos du pédopsychiatre et des policiers (qui donnent la nausée : ces derniers parlent d’une petite fille “très jolie”, “séductrice”, “sans aucune inhibition” et concluent à une aliénation parentale et à un mensonge, ndlr) a été très déroutant. L’histoire de Priscilla Majani (mère condamnée par la justice pour avoir soustrait sa fille à un père que l’enfant accusait d’inceste, ndlr) en a rajouté une couche. En décembre 2022, je décide de porter plainte contre le pédopsychiatre qui m’avait examinée à l’époque des faits. Mais ma plainte a été rejetée. Les policiers me rétorquent qu’ils ne peuvent pas la prendre, alors qu’ils n’ont pas le droit de faire ça. Énième injustice… Je décide alors de tout partager sur mon compte Instagram. Et là, je reçois des centaines de témoignages d’adultes ayant été maltraités durant l’enfance. Je réalise que mon histoire personnelle est tout sauf un cas isolé. Je fais en réalité partie d’une masse. De là, est né le film.

Le terme “masse” est totalement approprié. Les chiffres à eux-seuls font froid dans le dos : en France, 81% des parents déclarent utiliser au moins une violence éducative par semaine ; un enfant meurt tous les cinq jours sous les coups de ses proches, 400 000 enfants sont co-victimes de violences conjugales par an ; et 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles par an (soit 4 millions de victimes sur une génération)… 

Et encore, ces chiffres sont basés sur du déclaratif. Ils sont extrêmement sous-estimés. Prenez mon cas par exemple : mon affaire ayant été classée sans suite, je ne suis pas comptabilisée. Tu as un nombre phénoménal d’enfants qui ne parlent pas ou qui ne sont pas entendus (même pas d’enquête, ni de procès verbal…). Donc finalement, ces chiffres sont faux. Il y a beaucoup plus d’enfants victimes qu’on ne le croit. Les enfants sont les premières victimes, que l’on oublie.

Est-ce lié au fait que la société ne semble pas “autorisée” à interférer dans l’intimité du foyer ? En gros, ce qui se passe à la maison, ça ne la regarde pas… 

Complètement. Et c’est toujours intéressant de faire le parallèle avec la cause des femmes. Il y a 50 ans, voire même 30 ans, les femmes ne parlaient pas des violences conjugales en place publique. Si elles avaient le malheur de le faire, au pire ça se retournait contre elles, au mieux, on leur répondait : “ça vous regarde vous et votre conjoint”… Pour ce qui est des enfants, rien n’a évolué. Et c’est en partie pour cette raison que les Français·es ont été à ce point réticent·es pour adopter la loi de 2019, relative aux violences éducatives ordinaires et notamment aux châtiments corporels. Beaucoup la considéraient comme une atteinte à la vie privée. Au début du documentaire, on montre la pédiatre Françoise Dolto qui, en 1977, dit : “est-ce que les parents ont besoin de battre leurs enfants, faut croire que l’enfant a besoin d’être battu, on en sait rien.” Ce raisonnement est lié au fait que l’on considère les enfants comme des possessions de leurs parents. Et c’est encore le cas aujourd’hui. Résultat : dans 80% des cas, les violences sont commises au sein de la cellule familiale. Pas étonnant si les familles ne veulent pas que l’État vienne mettre son nez là-dedans.

“Aujourd’hui, qui s’organise pour protéger et défendre les enfants ? Personne ne se mobilise. Dans les manifs, vous avez cent personnes dans la rue.”

Tout au long du documentaire, expert·es et militant·es parlent d’adultisme, c’est-à-dire de domination de l’adulte sur l’enfant. Cette objectification de l’enfant a-t-elle toujours existé ?

Oui, ça a même des racines très profondes. Au début du film, on entend d’ailleurs Claire Bourdille (fondatrice du collectif Enfantiste, ndlr) déclarer : “C’est toute notre histoire. L’homme est maltraité et maltraite ses enfants depuis une éternité.” Pour mes recherches, j’ai eu l’occasion de lire les ouvrages d’Olivier Morel dans lesquels il donne des exemples de la Grèce antique. À cette époque, le père avait le droit de vie ou de mort sur ses enfants. Comme le dit si bien Marion Cuerq (spécialiste des droits de l’enfant et de la culture suédoise, ndlr) dans le documentaire : dans l’esprit collectif, “l’enfant est vu comme un objet d’éducation, on ne parlera de l’enfance que sous un angle éducatif”. “L’enfant appartient à une sphère familiale et à ses parents, et en dehors de ça, il n’existe pas. Donc forcément, tous les abus sont possibles”.  Ce système de domination, qui permet toutes les violences, doit être brisé. Du côté des femmes, le mouvement féministe est passé par là. Mais aujourd’hui, qui s’organise pour protéger et défendre les enfants ? Personne ne se mobilise. Claire (Bourdille, ndlr) le dit très justement : dans les manifs pour les droits des enfants, vous avez cent personnes dans la rue.

On n’a pas l’air d’être sur la bonne voie lorsqu’on voit le buzz autour de Caroline Goldman dont le discours a fait polémique… 

Cette femme est extrêmement problématique. C’est pour cette raison qu’on a intégré au documentaire divers extraits de ses interviews. Il faut se poser les bonnes questions : à qui France Inter donne la parole ? À une femme qui parle des enfants comme “des petits moucherons excités” ou “des fourmis rouges”. C’est tout de même très révélateur. Le fait qu’elles recommandent aux adultes d’être des “grandes girafes stoïques”, c’est grave. On serait en Suède (pays qui a totalement repensé son système éducationnel, et où moins de 2% des enfants subissent des violences sexistes et sexuelles, ndlr), cette femme serait en prison.

© on.suzane - Doolittle

© on.suzane

Est-ce l’énième signe d’un retour vers l’autoritarisme ? 

Les orientations politiques se font énormément sentir à l’échelle culturelle. Donc oui, ce sont les valeurs réactionnaires, c’est l’autorité, c’est l’extrême-droite qui monte, tout simplement. Et tant qu’on se dirigera vers une droite dure, on restera sur une “parole libérée”. Les gouvernements s’intéressent peu à la cause de l’enfance. Prenez le rapport de la Civiise (Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, ndlr), ça n’a débouché sur aucune mesure.

Pour autant, le gouvernement n’a jamais autant encouragé les Français à faire des enfants (le taux de natalité étant au plus bas)… 

C’est là que tu réalises que les questions de natalité n’ont rien à voir avec les questions d’enfance. Ils s’inquiètent de cette baisse de la démographie. Mais qu’ils répondent dans un premier temps à la question : comment est-ce qu’on fait grandir des petits citoyens et des petites citoyennes dans de bonnes conditions ? Tout est lié. L’école est le parfait exemple d’une institution qui n’a pas encore la bonne posture face aux enfants. Il y a certes des initiatives individuelles, on ne peut pas le nier : des instituteur·rices, des directeur·rices d’école qui ont envie de changer les choses. Mais ça reste à des échelles locales. Tant qu’il n’y aura pas de volonté politique à impulser une culture de la protection, rien ne changera.

C’est sans espoir, alors ?

Bien sûr que non. À défaut d’avoir des mesures politiques, il faut se tourner vers les campagnes de sensibilisation. Il faut former les professeurs, les éducateurs dans les centres de loisirs, les bibliothèques municipales, les parents bien sûr… Toutes les personnes qui côtoient les enfants à titre personnel et individuel. Aujourd’hui, les parents ne savent pas comment recevoir la parole d’un enfant. Il faut un sursaut, un réveil. Il faut que les adultes aient le courage d’affronter ces sujets. Mais je crois profondément à la société civile et au fait qu’elle s’engage. Ce film documentaire en est la preuve. Le fait que l’on ait pu le diffuser gratuitement sur notre plateforme grâce à nos partenaires (CNC Talent, la fondation pour l’Enfance et Mustela, ndlr), c’est un signal fort. Maintenant, j’espère que les gens vont s’en emparer et en faire un outil de sensibilisation.

 

  • Découvrez Ré-inventer l’enfance, un documentaire signé Eve Simonet, disponible gratuitement sur on-suzane.com.
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Crédit photo à la une : capture d’écran du documentaire “Ré-inventer l’enfance” © on.suzane

Par Ana Boyrie