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Les parents vs. <i>Adolescence</i> - Doolittle
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Les parents vs. Adolescence

La série britannique, lancée en mars dernier sur Netflix, dépasse largement les 100 millions de vues. Unanimement considérée comme “magistrale” tant pour le fond que pour la forme, ce mini-programme est devenu un véritable phénomène de société. Mais au-delà d’avoir secoué le système scolaire ou suscité le débat auprès des parlementaires, Adolescence a surtout provoqué une prise de conscience inédite chez les parents. Témoignages.

Adolescence, c’est quatre épisodes d’une heure sur Jamie : un ado de 13 ans qui a tué à coup de couteaux une camarade de son collège, ayant agi sous l’influence de l’idéologie masculiniste des Incels, les célibataires involontaires. En pleine promotion, Stephen Graham – qui co-signe la série et incarne le père du jeune assassin – déclarait au magazine Première : « On voudrait que la série puisse être une étincelle qui ouvre le dialogue à la maison. » Pari réussi. Qu’ils l’aient vu à sa sortie ou pour satisfaire le bouche-à-oreille, les parents sont majoritairement du même avis : c’est une claque. « On a regardé les quatre épisodes le même soir, raconte Clarisse, maman de trois enfants (deux garçons et une fille entre 13 et 18 ans). Avec mon mari, on est sorti complètement médusés. Alors qu’il était déjà tard et qu’on bossait le lendemain, on n’a pas réussi à aller se coucher. Il a fallu qu’on débriefe, qu’on en discute pendant bien une heure. »

À chacun son épisode

« Ce qui est bien, c’est qu’il n’y a pas de point de vue moral, note Joachim. Est-ce que c’est la faute des réseaux sociaux ? Est-ce que c’est la faute des ados ? Est-ce que c’est la faute des parents ? Est-ce que c’est la faute du système éducatif ? Il n’y a pas de doigt pointé. C’est juste là. » Tous se mettent d’accord pour souligner le tour de force des plans-séquences suffocants : pendant quatre heures, le spectateur est aspiré dans un tunnel semblable à celui d’un lavage automatique, au point parfois d’en avoir la nausée. « Rien que l’épisode 1 qui met en scène l’arrestation de Jamie, tu tombes avec eux, t’es pris dans une déferlante, c’est une vraie descente aux enfers », réagit Guillaume, papa de deux enfants de 13 et 18 ans. À la suite de cette ouverture traumatisante, la caméra s’en va capter le processus légal auquel Jamie est soumis à son arrivée au poste de police. Une scène face à laquelle Anaïs ne peut retenir ses larmes. Il y a six mois, cette jeune maman de 38 ans s’est retrouvée non pas sur le banc des accusés mais sur celui des victimes, sa fille aînée de 17 ans ayant été agressée sexuellement. « L’épisode avait commencé depuis 4 minutes, que je pleurais déjà, se souvient-elle. Te retrouver au commissariat à écouter des faits sur ton enfant qui te dépassent, qu’il soit accusé ou victime, c’est bouleversant. Te retrouver face à des policiers qui parlent à ton enfant, peu importe ce qu’il a fait ou dit, en tant que parent, tu as envie de réagir, mais tu ne peux pas. Tu subis la scène. T’es complètement spectateur de ce qui se passe. La série reproduit ça magnifiquement bien, je me suis tout de suite mise à la place du papa. »

© Netflix - Doolittle

© Netflix

“Le « pardon, fiston » que le père lâche à la toute fin, en bordant l’ours en peluche, rien que d’en parler, ça me prend. Ça montre le désarroi des parents face à l’indicible.”

Pour Aurélie, maman d’un jeune garçon de 13 ans, le deuxième épisode est tout aussi effrayant. Cette fois, c’est une déambulation dans le collège que fréquentaient Jamie et la jeune victime : harcèlement, gamins intenables, dénués d’empathie et fixés sur leur smartphone, professeurs totalement dépassés… Le tableau est tout sauf propre. « Ces fragments de vie au collège et la violence qui s’en dégage m’ont glacé le sang, lance-t-elle. Rien n’est plus dangereux et terrifiant pour moi que l’effet de groupe. » Et si l’on en croit Clarisse, professeur d’anglais en lycée publique, le trait est loin d’être forcé : « Une de mes collègues qui est d’origine britannique m’a avoué que la description était malheureusement tout à fait réaliste. » Prochain arrêt (troisième épisode) : un training center – établissement spécialisé dans les détentions préventives des mineurs – dans lequel Jamie est incarcéré. L’adolescent reçoit la visite d’une psychologue chargée d’évaluer sa santé mentale. Si tous les médias parlent de ce face-à-face à la conclusion irrévocable, Guillaume tient à rendre hommage à l’épisode final : celui qui suit une famille ravagée par la perte du fils, mais qui tente malgré tout de rester unie et de se reconstruire. « Le “sorry son” (“pardon fiston”, en français) que le père lâche à la toute fin, en bordant l’ours en peluche, rien que d’en parler, ça me prend. Ça montre le désarroi des parents face à l’indicible. »

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© Netflix

Mon enfant, cet inconnu

Est-ce la preuve que les parents connaissent finalement peu leurs adolescents ? Cette question taraude l’esprit de Guillaume : « Tous les matins, je parle à ma fille et elle me parle. J’ai l’impression d’avoir une super relation avec elle. Elle me raconte sa journée dans les moindres détails. Mais après avoir regardé la série, cette pensée m’a traversé l’esprit : est-ce qu’elle me raconte vraiment tout ? Est-ce qu’elle me raconte les “vraies choses” qui l’affectent ? » Pour ce père quinquagénaire, la série est un signal d’alarme qui doit pousser les parents à se demander : ai-je encore un bon canal de communication avec mon enfant ? Sans cela, c’est ainsi qu’apparaît la longue et pénible incompréhension des adultes face au monde et aux codes des adolescents (rappelez-vous du “quoiqoubeh”…). « La série le montre parfaitement bien avec l’histoire des emojis », intervient Joachim. Sans compter le fait que les cocos sont malins : sur Instagram, ils utilisent des pseudonymes comme identifiants… »

“Quand mon fils a commencé à me dire qu’il adorait Squeezie, j’ai regardé des heures de Squeezie. Je veux pouvoir discuter de tout avec lui sans être complètement à côté de la plaque.”

Du côté d’Aurélie, on s’efforce de se tenir le plus possible informé de ces “codes”, tout en faisant attention à ne pas se montrer trop invasif dans la vie de son ado. « De manière générale, et depuis qu’il est tout petit, je me renseigne sur ce à quoi mon fils s’intéresse, pour comprendre pourquoi ça l’intéresse, pour savoir de quoi il est question, et qu’on puisse en discuter tous les deux, raconte-t-elle. Par exemple, quand il a commencé à me dire qu’il adorait Squeezie, j’ai regardé des heures de Squeezie. Je veux pouvoir discuter de tout avec mon fils sans être complètement à côté de la plaque. Tous les YouTubeurs qu’il aime, tous les humoristes qui le font marrer, je regarde tout. Et quand j’estime que l’un d’entre eux est problématique, j’ai des arguments concrets pour en parler avec lui, et lui expliquer en quoi c’est problématique. »

“Lorsque j’ai mentionné Andrew Tate à mes fils, je pensais pas que c’était si évident pour eux”

La montée du masculinisme est l’un des principaux angles de la série. Cette dernière raconte en effet la radicalisation du jeune Jamie, séduit par les discours masculinistes en ligne depuis sa chambre d’enfant, là où tous le pensaient en sécurité derrière son ordinateur. « Qu’est-ce qu’il pouvait faire de mal là-dedans ? », se questionnera d’ailleurs son père. « J’avoue que c’est un sujet que je n’avais pas suffisamment pris au sérieux, confie Clarisse. Avec mes garçons, j’ai concentré les conversations sur les rapports sexuels, j’ai beaucoup parlé de consentement, mais jamais de masculinité. Ce n’était pas une évidence pour moi de l’aborder. Avec la série, j’ai saisi l’ampleur de ce mouvement, ne serait-ce qu’avec l’arrivée de Donald Trump et d’Elon Musk au pouvoir. » La professeure d’anglais a immédiatement réagi : « J’ai demandé à mes fils s’ils connaissaient les gourous de la masculinité, eh bien oui, ils savaient très bien qui ils étaient et les discours qu’ils proféraient – sans pour autant y adhérer. Lorsque j’ai mentionné Andrew Tate (l’un des influenceurs masculinistes les plus populaires du moment, avec plus de dix millions d’abonnés sur X, ndlr), je ne pensais pas que c’était à ce point évident pour eux. Mais ça l’était. » Deux ans plus tôt, Joachim est sur ses gardes : son fils alors âgé de 17 ans, vit première rupture violente : « Il a appris qu’elle l’avait trompé avec beaucoup de ses amis, explique-t-il. Il était dans un état monstrueux. À ce moment, ma femme et moi, on a été un peu vigilant pour s’assurer qu’il ne bascule pas vers la culture Incel. Qu’il n’y ait pas un rejet. »

Vient le moment d’agir

En Grande-Bretagne, territoire où l’histoire se passe, le succès de la série a provoqué un débat national sur la violence des jeunes garçons alimenté par la “manosphère”. Sur la BBC, le co-scénariste Jack Thorne déclarait souhaiter que son film soit « projeté dans les écoles et au Parlement ». « C’est crucial, a-t-il insisté, estimant que cette misogynie « ne va qu’empirer ». Une volonté qui parviendra jusqu’à la Chambre des communes puisque dix jours plus tard, le premier ministre travailliste, Keir Starmer, accueillait le scénariste au 10 Downing Street dans l’objectif de discuter de son idée de projections dans les collèges et lycées. Même la plateforme Netflix a pris position, annonçant l’accès gratuit à la série pour les établissements scolaires. Certains politiques vont plus loin, suggérant l’interdiction des smartphones ou des réseaux sociaux pour les moins de 16 ans. Une réponse qui ne satisfait aucunement Aurélie : « Si c’est tout ce qu’on nous propose pour lutter contre la lèpre du masculinisme, franchement, ça me désespère. C’est comme mettre un simple bandage sur une plaie purulente : on ne verra plus la plaie, certes, mais ça ne s’arrêtera pas la gangrène. »

© Netflix - Doolittle

© Netflix

Éduquer plutôt qu’interdire

Aurélie en est convaincue : aucun problème de société aussi profond n’a été réglé par la mise en place d’une interdiction. « Le salut vient de l’éducation, lâche-t-elle. Donc ce qui est le plus important, selon moi, ce n’est pas d’interdire aux jeunes ados d’accéder à ces contenus. C’est de les éduquer et de les éclairer suffisamment pour que, s’ils se retrouvent face à des Andrew Tate ou des Elon Musk, ils soient armés pour percevoir d’eux-mêmes le caractère nauséabond de cette propagande masculiniste et de ne pas tomber dans le piège. » Elle se souvient d’un jour où son fils, alors âgé de 12 ans, était allé regarder des vidéos de Tibo InShape (l’influenceur le plus suivi de France, ndlr) après en avoir entendu parler dans la cour de récré. « Il a fini par venir me voir, en me disant : “Maman, tu connais Tibo InShape ? J’ai l’impression que c’est super nul, qu’il est raciste et super sexiste”. Depuis, ce jour-là, j’ai désinstallé tous les contrôles parentaux, j’ai une entière confiance en sa capacité de jugement, de recul, les valeurs auxquelles il est attaché et son esprit critique. La force des femmes n’est plus un questionnement chez lui, c’est une évidence. Il me rapporte régulièrement les diatribes féministes qu’il tient dans la cour du collège pour clouer le bec à ses potes qui sortent des énormités masculinistes. On peut dire que sur le sujet, je n’ai plus à le surveiller. Le travail est fait. » Ça n’empêchera pas la jeune maman de visionner Adolescence aux côtés de son adolescent : « Je tiens absolument à la regarder avec lui, ou que son père la regarde avec lui, pour qu’il puisse me/nous poser toutes les questions qui pourraient le tarauder pendant le visionnage. »

Par Ana Boyrie