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<i>“Il n’y a pas de soin pour les victimes d’inceste”</i> - Doolittle
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“Il n’y a pas de soin pour les victimes d’inceste”

Le 22 septembre, l’émission Envoyé Spécial diffuse sur France 2 un documentaire intitulé « Inceste : ne plus se taire ». La veille, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), soumettait cinq préconisations à l’Etat pour 2023. Deux évènements majeurs selon Cathy Milard, directrice de l’association SOS Inceste.

 

Est-ce une victoire pour vous de voir ce sujet, longtemps tabou, diffusé en prime-time sur une chaîne nationale ?

Oui, évidemment. Depuis quelques années, beaucoup d’émissions ont abordé le sujet de l’inceste et des conséquences pour les victimes. Évidemment, il faut continuer à en parler, car la société a encore besoin de prendre conscience de ce fléau. Aujourd’hui, un enfant sur dix a été victime de pédocriminalité. On dit que c’est environ deux enfants par classe de CM2, car l’âge des premières agressions est environ de huit ans. Le chiffre paraît énorme, mais c’est la réalité. Et en parler, ça permet de mobiliser l’Etat et la société sur ces sujets-là et ça montre surtout aux victimes qu’elles ne sont pas seules.

Comment faciliter la libération de la parole ?

Il y a deux choses. La première, c’est de faire de la prévention, c’est indispensable dès le plus jeune âge. La seconde, c’est de sensibiliser les professionnels proches des enfants : l’éducation nationale, les clubs de sports… On se rend compte qu’ils sont extrêmement mal à l’aise avec le sujet, car ils ne savent pas remarquer et gérer ce type de situation, qui est extrêmement complexe. Il faut qu’ils apprennent à poser la question et à faire des signalements très rapidement parce que l’enfant est en danger. C’est comme ça que l’enfant pourra parler, parce qu’il se sentira suffisamment en confiance. La plupart du temps, les enfants arrivent à le dire, d’une certaine manière. S’il n’est pas écouté, il va se taire et va se plonger dans un processus d’amnésie traumatique et ne parlera jamais ou très tardivement.

Quelles sont les conséquences de ce traumatisme ?

On retrouve régulièrement des enfants agressés dix, quinze ans plus tard, avec des symptômes extrêmement lourds au niveau psychique, social et physique. Ces personnes font face à des dépressions extrêmement lourdes liées au traumatisme, à de profondes angoisses et vont même jusqu’à l’anorexie, la scarification et la tentative de suicide. Parmi eux, beaucoup ont des problèmes de relations aux autres, une très grande difficulté à garder un emploi et se remettent de manière inconsciente dans des relations amoureuses toxiques. Les conséquences sont énormes et les font souffrir à vie.

Existe-t-il un profil-type de l’agresseur ?

Entre 40 et 50 % des agresseurs sont d’anciennes victimes. On se rend compte qu’en grandissant, ces enfants-là peuvent reproduire de manière inconsciente ce qu’ils ont subi. Ils sont dans un état de dissociation. C’est ça qui fait qu’on a le sentiment de tourner en rond. S’ils étaient pris en charge le plus rapidement possible, avec un suivi adapté à leur traumatisme, ils pourraient grandir de manière plus équilibrée. Et peut-être qu’on pourrait diminuer cette reproduction et ce crime à terme. Il y a un côté transgénérationnel dans l’inceste, dans le sens où dans certaines familles, il y a plusieurs victimes sur plusieurs générations. Il faut arriver à briser ces cercles.

Comment remarquer qu’un enfant est victime d’inceste ?

Tout changement de comportement radical doit alerter. Ce qu’il faut voir, c’est le cumul des symptômes : des enfants qui vont avoir beaucoup de cauchemars, de l’énurésie, qui deviennent très renfermés voire dépressifs, qui arrêtent de rire et de jouer de façon brutale ou à l’inverse qui deviennent extrêmement en colère ou agressifs… Ou, là-aussi, on peut observer le phénomène de reproduction quand des enfants ont des comportements sexuels complètement inadaptés pour leur âge : il soulève les jupes, met les mains… On a tendance à qualifier cet enfant avec un trouble du comportement sans se poser plus de questions, mais la plupart font ça parce qu’on leur a appris. Jusqu’à un certain âge, un enfant n’a pas la notion de la sexualité. S’il a ce genre de comportement à sept, huit ans, c’est qu’il a soit lui-même vécu ça, soit visionné des films pornographiques via un membre de sa famille.

Être cru est-il encore plus compliqué que d’être écouté ?

Oui. C’est une réalité qui est horrible à accepter, car il n’y a rien de pire que de violer un enfant. Alors, parfois, la famille minimise en lui répondant “tu racontes n’importe quoi” ou “ce n’est pas si grave que ça” ou “c’était il y a longtemps”… En faisant ça, elle soutient l’agresseur et c’est une double peine pour la victime, qui voit sa famille l’abandonner à sa souffrance. L’accusation de mensonge fait énormément de dégâts. Au niveau de la justice, aussi, avec la notion d’aliénation parentale. On dit qu’un enfant ment parce qu’il est manipulé par un des parents, en particulier dans les procédures de séparation. Donc on ne le croit pas, il n’y a pas de condamnation et l’enfant est parfois condamné à rester vivre chez son agresseur. Dans ce système, on ne protège pas les enfants. Heureusement, les choses évoluent. Mais il y a encore beaucoup de chemin à faire, en particulier du point de vue judiciaire.

Quel chemin reste-t-il à parcourir à la France dans la gestion des cas d’inceste ?

D’abord, il faut une vraie évolution de la prise en charge des enfants. Les pédopsychiatres sont débordés, alors tout le suivi psychiatrique et psychologique est complètement saturé. Il n’y a pas, aujourd’hui, la possibilité de prise en charge avec des spécialistes pour toutes les victimes. Il faut régler ce problème. Et surtout, il faut vraiment que la justice condamne plus fermement. On est toujours à 70 % de classements sans suite, c’est énorme. Aujourd’hui, les gens ont le courage d’aller porter plainte, après un parcours de souffrance énorme. Et la justice leur répond juste “désolé”. Ceux qui sont condamnés n’ont que quelques mois ou années à purger, alors que les victimes, elles, souffrent toute leur vie. Il y a une disproportion entre la souffrance de l’enfant et les peines prononcées. On ne pourra pas avancer si les agresseurs se disent “je ne risque pas grand-chose, ça va être un classement sans suite ou au pire je vais prendre deux ans”. Aux yeux de la loi, ils encourent pourtant entre 15 et 20 ans, sur le papier. Je comprends que judiciairement ce soit compliqué, car on se base sur des faits et quand on porte plainte vingt ans après, il n’y a plus de preuves. Il n’y a que le récit de la victime. Donc le système ne fonctionne pas bien. Mais il faut croire les enfants, ne pas remettre leur parole en cause. Jamais. C’est indispensable.

 Ces derniers temps, un gros travail a été fait par la Ciivise, qui a soumis cinq préconisations au gouvernement. Qu’en pensez-vous ?

On est plutôt très en phase avec ce qu’ils font. Ce travail est précieux car c’est la première fois que ça existe, que la politique s’empare de ce sujet. C’est déjà un bond en avant énorme. Cette commission, avec des professionnels qui viennent de tous milieux, des gens extrêmement compétents, fait l’état des lieux en récoltant énormément de témoignages et réfléchissent à comment améliorer et faire bouger la situation. Il y a des choses extrêmement positives, mais il faut voir si on leur donne les moyens, humains comme financiers, de mettre tout ça en place. Pour l’instant, de plus en plus de jeunes juges ou magistrats sont sensibilisés sur ces sujets. Des lois très importantes sur l’inceste sont passées ces dernières années. Je pense que les choses bougent et vont bouger, mais il faut beaucoup de temps et plus de moyens. Mais le cadre de la loi évolue dans le bon sens, donc petit à petit, il y aura une meilleure considération et prise en charge des enfants.

La fin du tabou sur l’inceste, avec notamment #MeTooInceste, joue-t-il un rôle majeur dans l’évolution de la situation ?

D’une certaine manière, bien sûr. Après l’affaire Duhamel, une loi est passée sur le seuil de consentement. À ce moment, on a eu énormément d’appels, on ne savait plus comment répondre. Quand il y a des MeToo ou que c’est médiatisé, ça permet aux victimes de pouvoir se libérer. C’est positif, mais ça ne sera jamais suffisant pour qu’ils se reconstruisent. Je me demande toujours ce que tous ceux qui témoignent font de leur souffrance. Par qui sont-ils pris en charge ? Quand on a des appels et qu’on nous demande de les orienter vers des associations ou psychologues spécialisés, à part dans les grosses villes, il n’y a rien ! Ces gens-là sont complètement démunis, il n’y a pas de soin pour eux. Libérer la parole c’est bien, mais il faut construire autre chose derrière.

  • Les infos sur l’émission du 22 septembre
  • Si vous êtes victime ou témoin d’inceste, vous pouvez appeler le numéro d’urgence 119. Anonyme, gratuit, 24h/24 et 7 jours/7 ou vous rendre sur allo119.gouv.fr
  • Visuel illustration @pixabay
Par Tom Bertin