Menu Fermer
S'abonner
Rencontre avec Marie <i>Bonnisseau</i>, la bouquiniste jeunesse de <i>Dinomir</i> - Doolittle
  • Culture
  • Lifestyle

Rencontre avec Marie Bonnisseau, la bouquiniste jeunesse de Dinomir

Installée sur le Quai de la Tournelle à Paris, Marie Bonnisseau, journaliste et chroniqueuse société chez Arte, a embrassé une nouvelle aventure inattendue : celle de bouquiniste spécialisée dans la littérature jeunesse, sous l’enseigne Dinomir. Chaque dimanche, de 10h à 19h, elle y accueille les parisiens avec une mascotte étrange et fascinante. Mais qu’est-ce qui a poussé Marie, dont le quotidien était si différent, à se lancer dans cette passionnante aventure et à dédier ses « boîtes » aux albums pour enfants ? On lui a posé la question.

Doolittle : Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de vous lancer dans cette aventure de bouquiniste spécialisée jeunesse, en parallèle de votre travail chez Arte ?

Marie Bonnisseau : Une rencontre impromptue. Un après-midi, il y a trois ans, une amie-d’amie-de-cousin-lointain de bouquiniste m’a proposé de la rejoindre pour un apéro improvisé sur le quai de l’Hôtel de Ville. Moi qui ne fréquentais pas les bouquinistes (j’avais l’idée que c’était soit des livres pour les collectionneurs, soit des souvenirs cheap pour les touristes), j’ai adoré les “boîtes” d’Elena Carrera et Camille Goudeau. Elles sont deux jeunes bouquinistes inséparables qui militent pour diversifier la profession, attirer plus de femmes et de jeunes. L’ambiance était joyeuse, détendue – tu bronzes en discutant de livres avec des passants, et tu fermes quand tu veux. J’ai passé l’après-midi à alpaguer le chaland – ça m’a rappelé ma première année de journaliste, quand on m’envoyait en reportage faire des micro-trottoirs dans la rue. C’est la purge pour beaucoup de collègues, moi ça m’amusait beaucoup de convaincre des inconnus de me raconter leur vie. Ça fait plusieurs années que je suis animatrice et chroniqueuse pour des émissions en studio (à Radio Nova, puis désormais pour “28 Minutes” sur Arte), et je ne mets plus le nez dehors. Ça me manquait de faire du terrain !

Elena et Camille m’ont embauché quelques journées comme « ouvre-boîte » (c’est comme ça qu’on appelle les jokers des bouquinistes titulaires) pour m’apprendre les bases du métier, et ensuite j’ai candidaté auprès de la Mairie de Paris, qui lançait une grande campagne de recrutement de bouquinistes après le Covid – Paris vide, les boîtes closes pendant des mois, la catastrophe.

J’ai tout de suite eu envie de me spécialiser dans les albums jeunesse.

Parce qu’on m’en a lu des centaines quand j’étais petite, et parce qu’aujourd’hui je pense encore que c’est la forme de récit la plus riche : il y du texte, de l’image, du son (on le lit à voix haute …), et du suspense quand on tourne la page.

Adulte, grâce à une expo à la BNF, j’ai découvert tout un courant d’auteurices et d’éditeurices jeunesse des années 60-70 qui cherchaient à “libérer” les gamins. Tout le contraire des livres “pour enfants sages” – je suis tombée sur des albums féministes très forts, comme l’Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon. J’ai compris qu’on pouvait écrire des histoires qui donnent des armes pour la vie entière, sans être moralisateur et didactique.

Esthétiquement aussi, j’adore l’idée de proposer, très tôt, plein d’images différentes aux enfants. Ça forge le goût, la curiosité, la créativité, la singularité. J’ai souvent l’impression que les enfants sont plus libres dans leurs goûts que leurs parents, et qu’on peut leur montrer des trucs plus bizarres. L’autre jour, un tout petit enfant à lunettes est tombé en arrêt devant un livre de portraits effrayants de monstres, que j’avais mis sur un présentoir. Même moi, j’ai un peu peur de ce livre. Mais l’enfant a trimballé ses monstres comme un doudou, il ne voulait plus les lâcher. Sa mère était dégoûtée de lui acheter mais elle n’avait pas le choix. Le soir, elle m’a envoyé un DM via l’instagram de Dinomir pour me dire que le “monstre paresseux” était son préféré, et qu’elle avait finalement adoré le lire à son fils avant de s’endormir.

Enfin, plus largement, j’ai une passion pour les formes d’expression qui combinent texte et image: les meme qui circulent sur Internet, les photos légendées dans les quotidiens régionaux, les « bandeaux » des chaînes d’info télé, les enquêtes photographiques de Sophie Calle, et, donc, les albums illustrés. Tout ça, pour moi, c’est la même famille, le même plaisir de lecture « à plusieurs niveaux« .

@Margaux Opinel - Doolittle

@Margaux Opinel

@Margaux Opinel - Doolittle

@Margaux Opinel

Comment devient-on une « bouquiniste de Paris » ? 

À peu près tous les ans, la Mairie de Paris lance un appel à candidature pour remplacer les bouquinistes qui partent en retraite. Il faut remplir un dossier pour se présenter et expliquer son projet, puis si c’est accepté, la Mairie vous attribue un emplacement précis. On ne choisit pas où … J’ai eu de la chance, j’adore le spot qu’on m’a donné Quai de la Tournelle, c’est ombragé, calme, avec un trottoir très large, et des bouquinistes authentiquement passionnés par les livres.

Une fois qu’on a son emplacement, il faut se débrouiller pour trouver les quatre boîtes, les peindre en « vert wagon » (c’est obligatoire!) et les fixer au parapet. Ça fait environ 10 mètres de livres à installer. C’est la partie la plus galère – mais j’ai eu la chance de racheter de très vieilles et belles boîtes en contreplaqué marine, parfaitement sèches à l’intérieur. Les livres sont bien protégés, je n’ai pas besoin de les enfermer dans du plastique. J’ai envie que les gens puissent feuilleter et lire les albums, même s’ils n’achètent rien à la fin.

Pouvez-vous nous en dire plus sur Dinomir ? Quelle est son histoire ?

J’avais envie d’amener un peu de fiction sur mon trottoir, et donc d’avoir une mascotte comme dans un vrai parc d’attraction. J’ai racheté une “grosse tête” fabriquée par un collectif d’artistes contemporains qui s’appelle Chevaline Corporation, et dont j’adore les performances. Je l’ai appelée Dinomir, et je raconte aux enfants qu’un jour, on a tellement applaudi Dinomir qu’il a pris la grosse tête et qu’il n’a plus jamais dégonflé. Je leur dis aussi que c’est le plus vieux bouquiniste de Paris et qu’il est né en 1664. Quand Dinomir débarque en Vélib, avec un petit fumigène sous la selle, l’effet est saisissant. Mon rêve, c’est qu’un jour il descende du bus 75 qui s’arrête pile devant mes boîtes.

Comment se passe la sélection des livres que vous proposez ? Quels sont vos critères pour dénicher ces « pépites graphiques » ?

Je cherche des albums inattendus, bien écrits, intéressants graphiquement, parfois introuvables. J’essaye de proposer des choses très différentes: j’ai des livres-photos pour enfant (les Suisses en ont édité des magnifiques dans les années 50 !), des albums tchèques ultra-colorés, des livres d’artistes quasiment abstraits, des vieux classiques comme Caroline et Babar, des histoires à caresser pour les enfants malvoyants, ce que j’appelle des “livres frénétiques” éclaboussés à la plume par Ralph Steadman, des surréalistes (Lewis Caroll, Claude Ponti, Chris Van Allsburg, Antony Browne), de vieux découpages des débuts du Père Castor, des abécédaires, des albums naïfs avec des vaches qui prennent le thé chez Jacques Chirac, de splendides double-pages de Bernadette Desprès – la dessinatrice de Tom-Tom et Nana qui vient de disparaître, des livres de CP pour apprendre à lire par l’immense dessinateur britannique Quentin Blake, quelques livres documentaires collector comme Copain des Bois, etc etc.

J’ai inventé une classification pour chaque “bac à livres” : il y a les livres frénétiques, invendables, sans paroles, ultra-détaillés, vraiment drôles, extrêmement doux, féministes, écrit sous LSD probablement, mal rangés, etc.

@Margaux Opinel - Doolittle

@Margaux Opinel

@Margaux Opinel - Doolittle

@Margaux Opinel

Quelles sont les réactions des visiteurs lorsqu’ils découvrent votre stand ? 

Mon moment préféré, c’est quand un passant s’arrête net et s’écrit en voyant un livre “Je l’avais quand j’étais petit !”. Ça arrive 10 fois par jour devant Max et les Maximonstres, et De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête, les albums de Claude Ponti … mais pas que. L’étal de Dinomir provoque de violentes madeleines de Proust. J’adore voir des adultes se faire “cueillir” par un souvenir alors qu’ils n’avaient aucune intention de s’arrêter chez les bouquinistes.

Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est quand des gens se laissent aller vers des albums qu’ils ne connaissent pas. J’ai réussi à vendre un album de Caroline (une héroïne que j’adore, une fille qui traîne, on ne sait pas pourquoi, avec une bande d’animaux qui se font tout le temps mal) à une grand-mère qui s’appelait Martine. Cette dame cherchait évidemment des albums de Martine. Je lui ai expliqué que je n’en vendais pas, parce que Martine était souvent représentée de façon à ce qu’on voit sa culotte, et que ses activités ultra-genrées de mini femme au foyer me déprimaient. Il était temps de passer à une héroïne en salopette-basket qui part en vacances toute seule. La dame a bien voulu se laisser convaincre d’adopter Caroline, j’espère que ça lui a plu.

Comment votre compte Instagram prolonge-t-il l’expérience ?

Je poste un livre par jour sur le compte de @dinomir, et tous les dimanche en story, je raconte heure par heure comment la journée se passe sur le quai. J’aime bien montrer qui achète quoi, faire une petite sociologie spontanée. Je trouve qu’Instagram est un bon outil pour montrer les livres, mais je refuse de m’en servir pour vendre à distance. Ça m’angoisse qu’on ne se rencontre plus en chair et en os. Si quelqu’un veut un album, il faut venir le chercher le dimanche chez Dinomir, j’offre même le café.

Comment est née votre passion pour la littérature jeunesse (un album, un auteur en particulier ?) ?

Impossible de choisir un seul album fondateur, mais je crois que les premiers livres dont je me souviennent sont les aventures de Ernest et Célestine, de Gabrielle Vincent. C’est un ours qui recueille une souris, une sorte de famille choisie – mais sans pathos !, qui me bouleverse encore. Adulte, c’est quand je suis tombée sur L’Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon que je me suis rendue compte que les albums me passionnent toujours autant. À la même époque, j’ai aussi découvert un Petit Chaperon Rouge de la peintre Warja Lavater, qui ré-interprète le conte sur un splendide leporello recouvert de petits points colorés. Cette œuvre d’art, que je cherche encore, était en accès libre dans plein de bibliothèques municipales à une époque ! J’adore l’idée que la littérature pour enfant soit tellement sous-estimée qu’on ne la surprotège pas.

Enfin, quel est le dernier album jeunesse illustré qui vous a particulièrement marquée et que vous aimeriez conseiller aux lecteurices de Doolittle ?

Après des mois de recherche, j’ai enfin trouvé Un ours, je suis pourtant un ours ! de Jörg Müller et Jörg Steiner (1976). Deux Jörg, deux Allemands, totalement oubliés en France, qui racontent l’histoire d’un ours qui se réveille un matin dans un immense complexe industriel construit autour de sa grotte pendant qu’il hibernait. Il a beau expliquer à tout le monde qu’il est un ours, personne ne le croit et il se retrouve enrôlé à l’usine. Au point que lui-même finit par douter de qui il est vraiment… L’histoire est parfaite et les illustrations des petits chefs kafkaïens sont jouissives.

@Margaux Opinel - Doolittle

@Margaux Opinel

Rendez-vous les dimanches au 53 quai de la Tournelle pour rencontrer Dinomir 
Suivre Dinomir sur Instagram

Par Lucie Lecointe