Menu Fermer
S'abonner
Rencontre avec <i>Benjamin Lacombe</i>, il nous parle de sa réadaptation de <i>La Petite Sirène</i> - Doolittle
  • Culture
  • Lifestyle

Rencontre avec Benjamin Lacombe, il nous parle de sa réadaptation de La Petite Sirène

Après une tournée en Europe et en France pour promouvoir ses derniers ouvrages et l’inauguration d’une exposition immersive à Milan autour des Histoires de fantômes du Japon, Benjamin Lacombe, illustrateur unique nous embarque dans la genèse et l’histoire de sa réadaptation du conte La Petite Sirène de Hans de Christian Andersen. Une conversation passionnante sur un classique aux racines aussi complexes que la vie de son auteur. Plongée dans un conte qui recèle bien des secrets et qui pose aujourd’hui un regard nouveau sur les questions essentielles de la transformation et de la transidentité.

Vous avez réinterprété de nombreux contes classiques depuis le début de votre carrière, d’où vient cet intérêt pour ces textes ?

Les contes m’intéressent beaucoup, je trouve qu’ils sont une matière vivante, je ne les considère pas du tout comme des textes désuets et poussiéreux. En mon sens, les classiques ont en leur sein le reflet de l’âme humaine, des problématiques profondes qui les font transcender toutes les époques et toutes les cultures.

Racontez-nous comment a pris naissance le projet de réadaptation de La Petite Sirène ?

Quand on plonge dans un nouveau projet, on se fiche du facteur temporel. En y réfléchissant, notamment à l’occasion d’une conférence que j’ai tenu au Musée du Danemark, je me suis rendu que j’avais présenté ce projet il y a 12 ans auprès de mon éditeur – lors de mon premier rendez-vous avec lui ! L’envie était déjà présente, mais pas dans la forme qu’elle prend aujourd’hui. Je suis d’abord passé par Ondine de La Motte-Fouqué, un mythe qui avait d’ailleurs inspiré Andersen et qui était moins difficile à interpréter, assez neuf dans l’imaginaire des gens. Dans le cas de La Petite Sirène, c’est tout l’inverse et on a pu le voir avec les réactions qu’a suscité le choix de Disney pour le film live action de présenter une héroïne noire, interprétée par Halle Bailey. C’est fou, car on parle d’une sirène, elle peut être absolument de toutes les couleurs qu’on veut !

DR Benjamin Lacombe - Doolittle

DR Benjamin Lacombe

Vous avez fait un travail de recherche considérable sur son auteur, son histoire, comment avez-vous découvert le lien intrinsèque entre lui et son personnage ?

Je sentais que dans ce conte, il y avait plus que cette histoire. J’avais ce ressenti, je me suis mis à chercher dans ce sens des éléments biographiques. Je me suis vite rendu compte que beaucoup de choses étaient fausses, on a réinterprété son histoire. On a empêché d’éclore certains documents qui étaient pourtant disponibles depuis 1837. Un jour, je tombe sur une étude Gender Studies d’Harvard qui parle d’Andersen et de l’aspect métaphorique du conte avec cette idée simple défendue par l’intervenante, à savoir que La Petite Sirène est un conte de la transformation : c’est un être qui se mutile la queue, qui perd sa voix pour devenir une femme humaine. Elle fait aussi référence à l’amour empêché d’Andersen. Les prémices étaient là, alors je creuse et je ne retrouve rien – les échanges épistolaires d’Andersen n’ont jamais été traduits, des éléments biographiques véritables -, un grand mystère l’entourait. Ses contes sont très singuliers, comparés aux auteurs de contes que l’on connait bien comme ceux de Grimm ou de Perrault, Andersen est radicalement différent. Ses contes sont assez durs, finissent mal, ont des prises de parties sociales comme dans La Petite fille aux allumettes. J’ai essayé de comprendre pourquoi il était comme ça. La première chose à faire était de repartir du texte initial car bien souvent au fur et à mesure du temps et des traductions polies, les contes sont détournés de leur sens premier. Je l’avais déjà vu avec Bambi. En parallèle du texte, je voulais aussi retrouver ses lettres.

Comment avez-vous entrepris ces recherches ? Qu’est-ce que ses échanges épistolaires –  que l’on retrouve en partie dans votre livre – révèlent ?

J’ai fait la rencontre de Jean-Baptiste Coursaud, un traducteur spécialiste de la langue danoise qui connaît très bien l’œuvre d’Andersen à qui j’explique que j’ai cette envie de présenter un personnage ambigu, qui n’est pas sexué. Il part alors à la recherche du manuscrit original qu’il arrive à avoir, mais aussi les fameuses lettres : il y en a 14 000 ! Il arrive à exhumer les lettres adressées à Edvard Collin (ndlr : le fils du mécène d’Andersen pour qui il éprouvait des sentiments amoureux), au nombre de 300. En parallèle de la traduction, on se rend compte qu’il y a des passages entiers du conte qui sont dans ces lettres. Une connexion immédiate se fait. On arrive à retracer tout l’historique des lettres envoyées à Collin mais aussi à ses amis et on découvre qu’il a commencé à écrire La Petite Sirène le jour du mariage d’Edvard Collin avec Henriette. Il commence à l’écrire un jour de grande blessure, lui qui n’était pas au courant de l’union. Il met dans ce conte tout son désespoir amoureux et ce sentiment d’impossible. J’ai été porté par tout ça, par cette émotion.

Rencontre avec <i>Benjamin Lacombe</i>, il nous parle de sa réadaptation de <i>La Petite Sirène</i> - Doolittle

Quelle ambiance esthétique avez-vous eu envie de retranscrire ?

Quand je me suis mis à travailler sur le conte, je savais que je ne voulais pas d’une illustration simple, j’ai cherché. Je me suis nourri, je fais de la plongée et je me suis inspiré de ce que je voyais dans les fonds marins. Dans les illustrations qui ont pu être faites du conte, on représente souvent l’océan avec des couleurs claires, de l’aquarelle, mais on ne retrouvait pas cette densité – même cette peur – que l’on peut ressentir quand on est sous l’eau, dans les abysses où l’on perd complétement le sens de l’orientation.

Comment avez-vous travaillé sur ces illustrations ?

J’ai utilisé très peu d’aquarelle, surtout de la gouache sur papier qui est une technique beaucoup plus longue et pour la première fois, de la peinture fluo, un pigment pur qui a demandé une technique d’impression spéciale. C’est une peinture très complexe à utiliser car on ne peut la mélanger avec aucune couleur. J’ai fait le choix de couleurs très tranchées, très genrées : le bleu de l’eau et ce rose fluo particulièrement affirmé, artificiel, pour faire passer le message de cette transition vers une identité féminine marquée. Je voulais qu’on ressente cela aussi par l’illustration. Mon personnage évolue entre ces deux couleurs d’ailleurs car sa queue est violette, l’addition des deux et qui est aussi celle de la transidentité.

Votre Petite sirène a une silhouette androgyne, pourquoi ?

C’est mon interprétation, mais on peut tout à fait lire le conte au premier degré et ne pas le constater. Il y a d’ailleurs dans le texte un passage qui la corrobore, quand le Prince recueille la Petite Sirène, il ne la considère pas comme une femme en lui prêtant des habits d’homme pour l’habiller. Quant aux cheveux courts et le regard du personnage, ils sont un rappel direct de ceux de son créateur, Andersen.

Rencontre avec <i>Benjamin Lacombe</i>, il nous parle de sa réadaptation de <i>La Petite Sirène</i> - Doolittle
Rencontre avec <i>Benjamin Lacombe</i>, il nous parle de sa réadaptation de <i>La Petite Sirène</i> - Doolittle

Comment  avez-vous fait pour ne pas penser aux représentations qui nous viennent à tous – notamment à La Petite Sirène de Disney ?

Je n’ai pas fait comme si ça n’existait pas, c’est impossible. J’ai fait avec, elle a fait partie de mes références dès le départ. Dans la version de Disney, il y avait déjà énormément de références queer, Ursula, la sorcière des mers par exemple est directement inspirée de Divine, la drag queen transgressive de John Waters. La mienne y ressemble. Le Roi Triton  bodybuildé avec des cheveux longs est une icône gay. La Petite Sirène que j’ai dessinée est également rousse en rappel à Ariel, mais aussi avec le texte où il est bien dit qu’elle est spéciale, très belle mais singulière, c’est une couleur qui lui va parfaitement. Je me suis aussi inspiré aussi des illustrations d’Edmund Dulac, Mel Odom, un artiste queer qui avait designé pour Barbie et des sculptures d’Eva Jospin.

Vous dévoilez une nouvelle fin, pourquoi avoir choisi de présenter cette version initialement biffée par l’auteur ?

Dans les lettres à Edvard, il explique que les choses les plus importantes sont celles qu’il a rayées, car elles viennent du cœur à la plume. Nous découvrons alors cette fin rayée deux fois qui n’a jamais été publiée. Ce qui est très étonnant, car les lettres avaient bien été publiées en danois seulement trois ans après la mort d’Andersen par Collin lui-même. Quand on la lit : « Quand je serai une âme, je pourrais enfin être aimé pour qui je suis » c’est la définition même de la transsexualité à une époque où elle n’existait même pas, ou même le terme d’homosexualité n’existait pas. Je préfère cette fin plus heureuse que l’initiale.

Rencontre avec <i>Benjamin Lacombe</i>, il nous parle de sa réadaptation de <i>La Petite Sirène</i> - Doolittle

Comment conseillerez-vous aux parents l’approche de votre adaptation ?

Dans le recueil original de 1837, et c’est la seule fois qu’il le fera, Andersen met un avertissement au lecteur et dit clairement que son conte n’est pas destiné aux enfants uniquement, qu’il a plusieurs niveaux de lectures que seuls les adultes comprendront. Les enfants sont très sensibles à la métaphore, là où les adultes parfois se détachent complétement de la dimension fantastique et ne vont pas chercher plus loin. Ce livre pour moi, nécessite un accompagnement sur la partie des lettres, mais sur le conte en lui-même, non. L’enfant peut le lire sans problème.

Avez-vous une anecdote sur le livre à nous raconter ?

J’avais conscience dès le départ que je présentais une version qui n’était pas celle qu’on se faisait de La Petite Sirène, j’étais un peu fébrile en toute franchise lors des premières présentations et dédicaces. Je me souviens d’une séance à Fougères, où j’étais en train de signer les livres, mais je regardais surtout la réaction des gens à la découverte de la couverture. Une petite fille arrive sur mon stand et s’arrête sur celui-là, elle flashe dessus et je vois bien que sa mère n’est pas très à l’aise. Elle la fait d’ailleurs partir une première fois, mais la petite revient, sûre d’elle et dit : « c’est celui-là que je veux », j’ai confiance en les enfants pour aussi apprivoiser les parents qui auraient « peur » d’une lecture différente, symbolique. Les enfants n’aiment pas quand on les prend pour des enfants, ils aiment trouver dans un livre des messages, des références. Il faut leur faire confiance et même si le livre ne leur ouvre pas toutes les portes tout de suite, ils y reviendront et le découvriront sous un angle nouveau, plus tard dans leur parcours de lecteur. Pour moi, un bon livre ne se périme pas. Les livres et la fiction sont un moyen d’appréhender les peurs – de la mort, de grandir, de trouver son chemin. C’est à ça aussi que servent les histoires et les contes, à appréhender le monde.

Par Lucie Lecointe