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Rencontre avec la cinéaste <i>Emmanuelle Nicot</i> à l’occasion de la sortie de <i>Dalva</i> - Doolittle
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Rencontre avec la cinéaste Emmanuelle Nicot à l’occasion de la sortie de Dalva

Pour son passage au long-métrage, la cinéaste belge Emmanuelle Nicot frappe fort avec Dalva, plongée dans l’univers des foyers d’accueil où transitent les enfants victimes de comportements abusifs d’un ou plusieurs parents. On y découvre la jeune et frondeuse Zelda Samson dans la peau de l’héroïne éponyme, une survivante de l’inceste qui reprendra possession de son corps en déconstruisant sa féminité. Puissant et salutaire.

Quelle est la genèse de Dalva ?

C’est un projet que j’ai commencé à développer il y a six ans. Je voulais d’abord explorer en profondeur la question de l’emprise – un thème qui m’est assez proche – à travers le prisme de la relation parent-enfant. Il y avait aussi l’envie de me replonger dans l’arène des foyers d’accueil pour adolescents où j’avais tourné un précédent court-métrage, A l’arraché (2016). Pour écrire Dalva, j’ai effectué un travail d’immersion dans un centre d’accueil d’urgence à Forbach, dans l’Est de la France. J’ai rencontré là-bas beaucoup d’adolescents encore sous l’emprise de leurs parents. Mon expérience immersive s’est aussi nourrie de mes rencontres avec des travailleurs sociaux : psychologues, éducateurs, juges, etc. Une histoire parmi tant d’autres a fini par arriver à mes oreilles, celle d’un éducateur qui travaillait avec la police pour venir chercher les enfants à leur domicile en cas de suspicion de maltraitance. Un jour, on l’a appelé pour récupérer une petite fille de 6 ans qui vivait seule avec son père et qu’on soupçonnait être victime d’inceste. L’éducateur s’est retrouvé face à une enfant très sexuée pour son âge. J’ai eu tout de suite envie de raconter son histoire à 12 ans, l’âge des premiers émois et de la puberté.

Quel était le profil de ces enfants en foyer d’accueil ?

Certains étaient là depuis quelques jours, d’autres depuis un an et demi. Tous souffraient beaucoup plus d’être séparés de leurs parents que du comportement abusif dont ils avaient été victimes. J’avais l’impression de voir des petits adultes avec des visages d’enfants. Leur vision du monde et leur maturité n’avaient rien à voir avec celles des enfants non-placés. Ces enfants avaient perdu leur insouciance. On sentait aussi une très forte solidarité entre eux.

Dalva n’est pas scolarisée quand on la sépare de son père. Est-ce le cas aussi pour la majorité des jeunes en foyer ?

Certains arrivent déscolarisés, d’autres n’ont jamais décroché. Mais la plupart ont de gros problèmes scolaires. Les démarches de rescolarisation sont entamées dès leur arrivée en foyer. Dans la plupart des cas, on les change d’établissement en fonction de la localisation de leur famille et de leur centre d’hébergement. La distance entre les deux peut s’élever à des centaines de kilomètres. Il faut aussi composer avec la carence de structures d’accueil. On compte beaucoup plus d’enfants victimes de maltraitance que de places offertes dans les foyers d’hébergement…

Rencontre avec la cinéaste <i>Emmanuelle Nicot</i> à l’occasion de la sortie de <i>Dalva</i> - Doolittle

Zelda Samson allie à la fois cette maturité d’adulte et une certaine naïveté enfantine. Comment l’avez-vous découverte ?

Je l’ai trouvée à l’issue d’un gigantesque casting lancé entre la France et la Belgique. En parallèle de mon travail de réalisatrice, je fais aussi du casting sauvage. C’est une activité que j’adore parce qu’elle permet d’appréhender la complexité du monde par la diversité des visages croisés dans la rue ou le métro. Ce bagage m’a beaucoup servi pour ce film parce que je savais où aller pour trouver Dalva. On cherchait une jeune fille issue d’un milieu social plutôt aisé, avec une certaine maîtrise du langage et un port de tête très gracieux. On a donc posté des annonces dans des lieux susceptibles d’accueillir ce genre de profil : des écoles de danse classique, de gymnastique, de musique, des centres équestres… Ces recherches ont été très fructueuses puisqu’on a reçu au total plus de 5000 candidatures. Zelda a trouvé mon annonce dans son académie de musique à Bruxelles où elle apprend le saxophone. A 11 ans, elle s’exprimait déjà avec aplomb et un vocabulaire peu commun pour son âge. Elle rêvait de devenir astrophysicienne spécialisée dans la matière noire et se voyait devenir prix Nobel. Elle avait un discours très critique sur les garçons de sa classe, se disait féministe… C’était un OVNI ! 

On sent aussi que son visage vous fascine quand vous la filmez.

Son profil m’attirait beaucoup. Le coup de foudre a été instantané quand je l’ai rencontrée. Son visage vieillissait ou rajeunissait selon l’angle de la caméra, comme celui de Romy Schneider. De face, elle avait 10 ans ; de profil, on lui en donnait 18. Zelda n’avait pas grand-chose à voir physiquement avec la petite gymnaste que j’avais en tête. C’était une adolescente très garçonne avec ses cheveux dans tous les sens, son acné, sa posture voutée et ses vêtements masculins. 

Avez-vous entouré Zelda de vrais enfants placés en foyer ?

Aucun enfant n’avait déjà tourné dans un film précédemment, à une exception près. J’ai vraiment souhaité ne pas faire appel aux jeunes des foyers avec qui j’ai noué une vraie relation d’amitié. Je sais ô combien ils sont abîmés et comme il est dangereux de les faire jouer un rôle trop proche d’eux. On ne sait jamais quelle porte on va ouvrir en allant chercher dans le terreau de l’intime avec des enfants placés qui ont vécu des souffrances inimaginables. Je ne voulais pas jouer avec le feu.

On sait que travailler avec des enfants implique de nombreuses contraintes sur un plateau de tournage…

On a eu la chance d’avoir beaucoup plus d’argent que prévu. Ce budget, on a décidé de l’investir dans du temps. Le tournage a duré 42 jours – ce qui est énorme pour un premier long-métrage – réparties en « petites journées », parce qu’on n’avait pas le choix. L’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) impose des normes très strictes à respecter. On a aussi décidé de tourner après l’année scolaire pour ne pas être interrompu par l’emploi du temps des cours.

Un travail de médiation a-t-il été nécessaire pour déconstruire la mécanique de l’emprise avec Zelda ? 

J’ai beaucoup travaillé avec elle pendant trois mois en amont. Il fallait lui donner des explications psychologiques, d’autant plus qu’on tournait les séquences dans le désordre. Zelda n’avait jamais entendu parler d’inceste avant notre rencontre. Ses parents lui en ont parlé en-dehors du film. Je ne voulais pas parler de de sexualité avec elle parce que c’est intrusif. Si elle avait eu des questions, je lui aurais répondu avec grand plaisir et sans pudeur. 

L’éducateur Jayden (Alexis Manenti) joue une partition tout aussi sensible que Zelda. Comment avez-vous nourri ce personnage ?

Je suis une fille et sœur d’éducateur spécialisé. Jayden s’inspire beaucoup de mon petit frère et de son histoire. C’est un métier extrêmement difficile parce que l’État ne donne pas suffisamment de moyens à ces structures, mais aussi une profession qu’on choisit par vocation et qu’on quitte par choix à force de se sentir meurtri. Mon frère a fini par faire un burnout. J’avais envie de lui offrir ce film.

Avec Dalva, vous montrez l’histoire d’une très jeune adolescente qui se réapproprie son corps. C’est aussi un film sur regard féminin qui se construit dès l’enfance…

Complètement ! Le scénario réussit à matérialiser l’emprise par l’apparat féminin. J’y ai pensé à chaque fois que « j’habillais » une femme que Dalva rencontrait. Ça passe par un vêtement, un bijou, etc. Cette féminité, c’est à la fois celle des femmes mais aussi celle formatée par les hommes. Dalva fait le chemin inverse : elle se défait de ces attributs et devient « sauvage » comme Zelda Samson, une jeune fille de 12 ans dans l’air du temps. Je n’aurais jamais imaginé à son âge ne pas pouvoir aller au collège bien coiffée et maquillée. Cette déconstruction est arrivée très tard.

Votre film a-t-il vocation à ouvrir un espace de parole pour aider des jeunes comme Dalva à se reconstruire ?

Dalva devrait permettre d’ouvrir le dialogue et de casser un tabou pour parler de sujets compliqués sans être intrusif. J’ai constaté que les professeurs se montrent plutôt frileux quand on propose de le montrer à leurs élèves. Dalva leur demanderait un travail de médiation particulièrement compliqué dans un environnement professionnel qui se dégrade de plus en plus. Mais c’est aussi comme ça qu’on cultive le silence. Il faudrait être tous courageux sur le sujet. Montrer ce film à des scolaires à partir de l’âge 12 ans pourrait aider à évoluer sur les questions de l’emprise et de l’inceste.

Rencontre avec la cinéaste <i>Emmanuelle Nicot</i> à l’occasion de la sortie de <i>Dalva</i> - Doolittle
  • Sortie en salles le 22 mars 2023
Par Boris Szames