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Comment la collection <i>Chair de Poule</i> est devenue cultissime - Doolittle
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Comment la collection Chair de Poule est devenue cultissime

Décriée par les adultes, adulée par les enfants, la collection Chair de poule, née de l’esprit de l’Américain Robert Lawrence Stine, n’a jamais perdu de son aura ni de son efficacité auprès des jeunes lecteurs. Retour sur le phénomène – dont le succès commercial est quasiment comparable à celui d’Harry Potter – littéraire qui fait frissonner les mômes depuis plus de 20 ans. 

Il a neuf ans et comme beaucoup d’enfants, il s’appelle Robert. Mais tout le monde l’appelle “Bob”. Bob, ado, est irrémédiablement attiré par le grenier de sa maison. Sauf que ce dernier lui est interdit d’accès et qu’il n’y a donc jamais mis les pieds. Sa mère l’incite d’ailleurs la plupart du temps à aller jouer dehors. Mais voilà, quitte à ne pas entrer dans la pièce mystérieuse, Bob préfère de loin le confort de sa chambre, ses bandes dessinées des Contes de la crypte et le bruit que font les crayons de couleur sur sa feuille lorsqu’il dessine. En 1952, Robert “Bob” Lawrence Stine n’est pas encore “R.L. Stine”, l’auteur mondialement connu pour être à l’origine de la célèbre collection Chair de poule, mais plutôt un gamin presque banal, né à Columbus dans l’Ohio en 1943 et que ses camarades de classe qualifient de “bizarre”. Il a des paupières tombantes et des chemises boutonnées jusqu’en haut. Ah, et il est pauvre. Si ses vêtements sont bien trop grands pour lui, c’est parce que sa mère sans emploi et son père docker n’ont pas les moyens d’en acheter des neufs. Il porte donc ceux que son cousin ne met plus. Et cela fait le beurre de ceux qui possèdent des chemises à leur taille : rester chez lui permet donc à Bob d’éviter moqueries et humiliations. Mais il était dit que ce jour de 1952 changerait la vie du petit Robert. Il lâche ses dessins et se met à grimper les quelques marches qui le séparent de l’obscur grenier. La porte n’est pas verrouillée. C’est un signe, pense-t-il en tournant la poignée. Il fait un pas, puis s’immobilise. Au fond de la pièce poussiéreuse, quelque chose brille faiblement. Sans doute les yeux d’un chat, se rassure le jeune garçon… Ou pire, ceux d’un monstre ? Prenant son courage à deux mains, Bob s’enfonce dans les ténèbres vers le scintillement et découvre… une vieille machine à écrire. Coup de bol : elle fonctionne.

Fous rires et sang vert 

La carrière d’écrivain de R. L. Stine débute là, à neuf piges. Et malgré sa passion pour les BD effrayantes, c’est plutôt vers l’humour que le garçon se tourne : “Je me suis mis à écrire de manière compulsive sur mon quotidien, se souvient-il, surtout des histoires drôles et quelques recueils de blagues.” En parallèle, avec son frère – et quand les finances le leur permettent –, il va parfois voir des films d’horreur au cinéma du coin. Problème : les deux enfants ne sont jamais effrayés. C’est même tout l’inverse ! “Impossible d’avoir peur, raconte R.L. Stine. Les scènes supposées terrifiantes déclenchaient chez nous des fous rires !” Au fil du temps, le jeune Robert gagne en confiance et devient “le mec marrant” de sa classe. Il continue sur cette lancée jusqu’à la fac et devient même rédacteur pour le Sundial, le magazine humoristique de l’Ohio University. Deux ans après avoir été diplômé, Stine quitte sa région natale et file vers New York avec une idée en tête : vivre de son écriture. Il entre chez l’éditeur Scholastic pour s’occuper de publications comiques à destination des écoles. Un beau jour, sa femme, avec qui il travaille, lui demande : “Et pourquoi tu ne tenterais pas d’écrire de l’horreur ?” Au premier abord, Stine est dubitatif : “Je n’y croyais vraiment pas, mais puisque l’on me demandait de le faire, je l’ai fait !” Après plusieurs romans effrayants pour adultes plutôt bien accueillis, Scholastic et R.L. Stine lancent Chair de poule en 1992. “J’ai eu l’idée du nom en regardant un programme télé, se souvient l’auteur. En bas d’une page, il y était écrit : ‘Une semaine qui va vous donner la chair de poule !’ Il me fallait un titre effrayant tout en restant un peu drôle. C’était parfait.”

La patte de l’écrivain, dont le ton est largement teinté d’absurde, de twists et de suspense, avec quelques pointes d’humour, se retrouve dans sa nouvelle œuvre. Les critiques parlent aujourd’hui de “safe scare”. C’est-à-dire ? Pour comprendre ce qualificatif, Stine a sa propre explication : “Il s’agit de faire peur, mais pas trop. Les enfants aiment lire mes histoires pour frissonner, pas pour avoir des cauchemars.” Une nuance que l’on retrouve également dans le cahier des charges confié à l’illustrateur Tim Jacobus dans le cadre de la réalisation des couvertures, devenues aussi célèbres que le contenu des bouquins : “Quelques conditions m’étaient imposées : pas de sang humain, ni de personnes blessées ou en situation de violence. Et il fallait que le sang des monstres soit vert et gluant, un peu comme du slime (l’espèce de pâte verte visqueuse dégoûtante qui sert par exemple dans les boîtes à pets, N.DL.R.). Mais sinon j’étais plutôt libre !

La recette fonctionne immédiatement auprès des jeunes Américains et le succès du premier tome – La Maison des morts –, publié en juillet 1992 et vendu à 50 000 exemplaires, est fulgurant. Au rythme d’un roman par mois, Chair de poule s’installe confortablement dans le paysage littéraire jeunesse outre-Atlantique avec des ventes en constante augmentation. Vient l’heure de s’attaquer à l’international… 

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La France a peur

À cette époque, personne en France n’a encore jamais entendu parler de Chair de poule jusqu’à ce que Natasha Derevitsky, alors éditrice chez Bayard, rencontre une représentante de Scholastic à la Foire du livre de Francfort : “C’était peu de temps après la sortie des premiers tomes aux États-Unis. Je tombe sur cette personne de chez Scholastic qui me tend quelques exemplaires de la série : ‘Jetez-y un œil, ça cartonne chez nous’, me dit-elle.” Intriguée, l’éditrice s’attelle à la lecture, aidée par ses collègues. “C’est simple, le surlendemain, nous faisions une proposition à la direction de Bayard.” Malheureusement, tout ne se passe pas comme prévu. Dans les journaux des années 1990, on parle de Bayard comme d’un “éditeur catholique”. La maison est connue pour ses classiques respectables, ses publications religieuses et ses romans aux vertus pédagogiques : “Clairement, la transgression n’était pas à l’ordre du jour, raconte Marie-Hélène Delval, auteur, traductrice et également éditrice chez Bayard à l’époque du lancement de Chair de poule. Il fallait des livres qui fassent grandir les enfants.” Du coup, quand Natasha Derevitsky débarque avec ses couvertures américaines criardes barrées d’un logo Goosebumps (Chair de poule en VO) dégoulinant, le directoire la regarde de travers : “Si on avait pu être brûlés dans le hall d’entrée, nous l’aurions été. Nous étions porteurs de la mauvaise parole.” L’éditrice est même accusée en interne de blasphème pour une simple croix en biais sur une illustration de couverture américaine. Mais le succès grandissant de la saga aux États-Unis et en Italie finit par avoir raison des protestations de Bayard qui publie le premier tome – La Malédiction de la momie – le 23 mars 1995. L’éditeur obtient tout de même le droit d’adapter les versions américaines pour le jeune public français. Par exemple, certaines fins sont changées pour les rendre plus douces. Le Masque hanté raconte l’histoire de Carolyn, une jeune fille aux prises avec un masque qu’il est impossible de retirer une fois porté. Elle finit néanmoins par trouver une solution et met un terme à la malédiction. La version américaine du roman se termine sur l’arrivée dans le salon de Noah, le petit frère de l’héroïne, fier de porter le masque trouvé dans la chambre de sa sœur. Terrible, hein ? Trop pour la version française dans laquelle le garçon tombe sur le masque avant de demander : “Eh Carolyn, tu me le prêtes ? Je voudrais l’essayer… rien qu’un petit moment !” Une fin ouverte qui laisse penser que sa sœur peut l’en empêcher. “Aux yeux de Bayard, la conclusion était ainsi plus morale”, explique Marie-Hélène Delval.

Même chose du côté des couvertures jugées un poil vulgaires par l’éditeur français. La maison fait donc appel à Henri Galeron, Jean-Michel Nicollet et Gérard Failly pour de nouvelles illustrations. “Ils souhaitaient quelque chose de plus élégant, et on avait carte blanche. Je ne voyais même pas les couvertures américaines. J’avoue avoir un peu hésité au départ, mais l’idée m’amusait !” se rappelle Galeron, qui illustrera treize tomes de la série.

400 millions de livres vendus 

Après avoir subi la vindicte des membres les plus conservateurs de chez Bayard, il faut faire face à celle du grand public.

“Chair de poule était un OVNI dans le paysage littéraire jeunesse. Instits, parents, libraires, tout le monde était contre nous.

Les seuls qui en redemandaient, c’étaient les enfants !” s’amusent en chœur Natasha Derevitsky et Marie-Hélène Delval. Les critiques ne font pas dans la dentelle : “Puisque c’est américain et produit en masse, c’est forcément mauvais”, “c’est de la sous-littérature”, “les récits d’horreur ne sont pas faits pour les plus jeunes”… Mais comme l’histoire l’a montré avec des Pokémon pourtant décriés par les adultes, il est impossible d’enrayer une mode lorsqu’elle touche une cour de récréation. “Je me rappelle qu’au salon du livre de Montreuil, l’année de la parution des premiers tomes en France, nous avions remarqué une étrange file d’attente devant les toilettes, raconte Marie-Hélène Delval. Nous nous sommes finalement rendu compte qu’il s’y déroulait un véritable marché noir de Chair de poule. Les visiteurs se les arrachaient ! Même chose lorsque R.L. Stine est venu au Salon du livre à Paris en 2011, il a été accueilli comme une star. Nous avions été obligés de faire installer des barrières pour éviter une émeute.” Une ferveur qui n’est pas sans rappeler celle provoquée par J.K. Rowling, l’auteur des Harry Potter, à chacune de ses apparitions. D’ailleurs, si aujourd’hui, les aventures du sorcier à lunettes détiennent le record d’exemplaires vendus dans la catégorie jeunesse (plus de 450 millions), Chair de poule talonne le magicien avec près de 400 millions de livres écoulés à travers le monde. “Même si Harry Potter et Chair de poule ne jouent pas dans la même cour du point de vue littéraire, le fantastique est indéniablement ce qui les rapproche”, analyse Natacha Derevitsky. Le style fantastique qui est systématiquement au centre de l’intrigue de Chair de poule. Comme le répète souvent R.L. Stine, inutile d’effrayer les lecteurs avec de la pédophilie ou des drogues. Pour Karine Sol, directrice littéraire du pôle fiction chez Bayard, Chair de poule remplit tous les critères de ce que l’on appelle dans l’édition un “page turner”, un anglicisme utilisé pour désigner les livres à succès : “R.L. Stine possède un style d’écriture très visuel. Chacun de ses livres se lit comme on regarde une série, avec un chapitrage calibré, plein de suspense et beaucoup d’action. Tout est très accessible.” Pour Jean-Michel Nicollet, l’un des illustrateurs français, “les enfants ont envie de s’évader de ce monde lisse et aseptisé qu’on leur impose simplement parce qu’ils sont soi-disant fragiles. C’est pour ça qu’ils aiment se faire peur et si possible avec des monstres et des morts-vivants. Personne n’a envie de lire des trucs de scouts”. Étonnant ? Pas de tant que ça, selon la psychologue Lyliane Nemet-Pier, auteur de Peur du noir, monstres et cauchemars : “Les enfants adorent jouer à se faire peur. C’est d’ailleurs comme ça qu’ils entrent dans la maturité. En combattant les monstres, ils combattent leurs propres pulsions et les maîtrisent.” C’est un peu ce qui se passe dans le cadre des livres. “Maîtriser le rythme de lecture, c’est aussi maîtriser sa peur, ajoute Nathalie Parent, psychologue et auteur d’un livre sur l’anxiété des plus jeunes. Il est également possible d’adopter des stratégies de protection : s’arrêter entre chaque chapitre, lire avec une lampe de poche, une peluche… la maturité se construit aussi de cette façon.” À noter que les livres ne sont volontairement pas illustrés, dans le but de laisser les lecteurs imaginer leur histoire. “L’enfant va se fabriquer ses propres images, de telle sorte qu’il n’ait pas trop peur, précise Lyliane Nemet-Pier, c’est une forme de protection en plus.”

Mettre des mots sur les peurs

De plus, l’humour vient apporter, par petites touches, de la nuance aux propos. Cette manière d’aborder la peur est une très bonne chose selon la psychologue pour qui le rire agit comme une soupape : “Il faut bien garder en tête qu’il s’agit de divertissement jeunesse. Ressentir de la peur brute n’est pas l’objectif. D’où l’intérêt d’ajouter de la légèreté pour souffler un peu.” Et si tout cela fonctionne très bien, c’est aussi parce que R.L. Stine s’amuse à détourner des objets ou des environnements familiers au lecteur : la famille, l’école, les poupées… “Ces thématiques viennent détruire la zone de confort, induire un sentiment d’invasion chez l’enfant”, précise la psychologue. Pour autant, les jeunes lecteurs sont loin d’être dupes et comprennent très vite les mécaniques installées par l’auteur. À l’occasion d’interventions dans les classes d’école, Marie-Hélène Delval a remarqué que la réflexion autour de l’œuvre de Stine s’articulait à chaque fois en trois étapes : 

1) Avant de pointer du doigt les ficelles de l’intrigue, les élèves parlent du plaisir qu’ils éprouvent à la lecture de Chair de poule : “Les enseignants ont rapidement réalisé qu’ils pouvaient utiliser cette série de livres comme tremplin vers des œuvres plus complexes au cours de l’année. C’est une belle façon de faire naître un appétit pour la lecture.”

2) Les enfants affirment se rendre compte de l’utilisation récurrente de procédés d’écriture, comme celui de la tension désamorcée à chaque début de chapitre. “Par exemple, le héros sent une main menaçante se poser sur son épaule à la fin d’un paragraphe, pour réaliser à la page d’après qu’il s’agissait en réalité d’une simple branche ; on retrouve ce procédé à chaque fois.” Un manque d’originalité souvent pointé du doigt dans l’œuvre de R.L. Stine. “L’auteur a compris ce qui marchait et fait du copier-coller, regrette l’illustrateur Jean-Michel Nicollet. Quelque part, il avait prédit ce qu’allait être le divertissement moderne : des choses que l’on consomme à la chaîne, facilement et surtout rapidement.”

3) Dernière étape de l’analyse en classe : la discussion. “Inconsciemment, les enfants se mettent à raconter ce qui leur fait peur et échangent là-dessus, comme si la lecture leur avait permis de mettre des mots sur leurs craintes.” Ça tombe bien, c’est exactement la raison pour laquelle R.L Stine a commencé l’écriture : “Écrire sur un monde que je trouvais hostile m’a permis de comprendre mes peurs pour mieux les surmonter. En revanche, j’avoue être toujours terrifié à l’idée de sauter dans une piscine. Ça fait d’ailleurs bien rire mon neveu…”

Avec plus de quatre-vingts livres, des millions d’exemplaires vendus, des traductions dans des dizaines de langues dans le monde entier, des adaptations en série télévisée, un film, des histoires parallèles et des produits dérivés, la saga Chair de poule s’est imposée comme un produit majeur de la culture enfantine. Et dire que rien de tout cela ne serait arrivé si la mère du petit Bob n’avait pas oublié de fermer à clé la porte du grenier…

Par Par Thomas Chatriot