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Rencontre avec <i>Judicaëlle Perrot</i>, réalisatrice de la série documentaire <i>“Pères sans repères”</i> - Doolittle
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Rencontre avec Judicaëlle Perrot, réalisatrice de la série documentaire “Pères sans repères”

“Est-ce possible de devenir un père impliqué et aimant, quand on s’est construit sans modèle ? Comment brise-t-on la chaîne de la violence, de l’autorité ou de l’absence ?” Ces questions, Judicaëlle Perrot a pu les poser à une quinzaine de “Pères sans repères”, titre de sa nouvelle série documentaire.

Comment l’idée de cette série documentaire a-t-elle émergé ?

À l’origine, c’est une idée d’Ève Simonet, la fondatrice de la plateforme on.suzane. L’idée même de fonder cette plateforme vient d’un autre documentaire qu’elle a réalisé sur le post-partum et qui a trouvé un large écho chez les femmes. C’est pourquoi on.suzane s’est progressivement spécialisé sur les sujets qui traitent de la maternité : on a réalisé qu’il y avait encore de très nombreux tabous autour de ces questions, que les femmes vivaient encore trop souvent dans l’isolement, avec un manque cruel d’informations. Il fallait donc traiter de ces sujets. Au bout d’un certain temps, nous est remontée une autre envie : celle d’entendre parler les pères. On en avait interviewé quelques-uns dans nos précédents documentaires, mais on trouvait important de leur donner la parole de manière exclusive. Et aussi, de venir casser l’image traditionnelle du père de famille peu investi, dans la discipline, parfois violent. On voulait montrer que non, tous les pères ne sont pas comme ça. C’est absolument possible de s’investir dans sa parentalité même si l’on est un homme. Voilà pourquoi on a eu envie de donner la parole à ces hommes qui réinventent de nouveaux modèles et surtout, qui cassent les schémas pré-établis. 

Cette évolution du rôle père qui tend vers un comportement moins autoritaire, plus à l’écoute de son enfant, pourquoi ça déboussole particulièrement les hommes en manque de modèles ? 

C’est une bonne question. Selon moi, il en va de la difficulté à envisager la paternité. On sait qu’on est sociabilisé différemment en tant qu’enfant, lorsque l’on est petite fille ou petit garçon. Et je pense que les hommes ne sont pas sociabilisés dans le soin – d’ailleurs, ce n’est pas que mon opinion, tout cela a été beaucoup théorisé par le mouvement féministe. Que ce soit le soin, l’empathie, l’affection… Ces sentiments sont traditionnellement donnés aux femmes, plutôt qu’aux hommes. Et il ne s’agit pas que des charges mentales ou des tâches domestiques, mais aussi des tâches émotionnelles. Je pense que ce nouveau modèle de père déstabilise les hommes, car tout cela est nouveau pour eux. Ça ne fait que peu de temps que l’on parle de nouvelle masculinité. On a beaucoup parlé des injonctions qui pèsent sur les femmes, et on commence seulement à parler de celles qui pèsent sur les hommes. En tant que femme, on est confronté très jeune à la domination patriarcale. On est donc obligé, malgré nous, de déconstruire ces schémas pré-établis. Les hommes ne sont pas obligés d’y penser car ils n’en souffrent pas directement. Mais lorsqu’on arrive à 35 ans et qu’on se prend tout ça dans la figure, sûrement que ça ne doit pas être facile de faire ce travail. 

“Je voulais donner la parole aux hommes qui ne s’en foutent pas, à ceux qui font le travail, à ceux qui refusent la violence, à ceux qui veulent redonner espoir collectivement.”

Dans le documentaire, on a une quinzaine de pères qui témoignent. C’est quoi leur profil ?

On a essayé d’être assez varié. C’était important pour nous de montrer une diversité de papas, pour le caractère universel justement. On a donc fait très attention à interviewer des papas de tous milieux sociaux. Histoire de montrer que la paternité n’est pas un sujet uniquement réservé à une catégorie CSP+ bourgeoise, ayant la possibilité d’être en télétravail et de s’occuper de ses enfants. On a des pères de tous horizons : des pères au foyer, des pères célibataires, des pères qui sont transfuges de classe –abordant la question de la transmission des valeurs entre leur propres parents et leurs enfants–, un père qui a des adolescentes, des pères issus de l’immigration parfois coincés entre deux mondes, tâchant de préserver les valeurs familiales tout en essayant de s’intégrer. Sur cette dernière catégorie, on a voulu montrer qu’en tant que père, on ne se pose pas les mêmes questions lorsqu’on subit du racisme, lorsqu’on prépare ses enfants à un monde qui est raciste. On trouvait intéressant le fait de pouvoir aborder de nombreux sujets sociétaux –comme le racisme, le rapport au travail, la question du consentement– à travers la question de la paternité. D’où l’importance d’avoir des profils variés.

Vous abordez aussi la question des familles homoparentales… 

Oui, absolument. Avec Julien notamment: un papa gay qui a eu recours à la GPA, et qui témoigne dans les cinq épisodes du documentaire. Il parle entre autres du congé paternité, de la pression qui repose sur les familles queer à être exemplaires. Il fait aussi le lien avec sa propre enfance, son coming out… Et vous avez également Nathan, un papa trans qui parle de sa paternité, notamment du fait qu’il est pas mal mégenré lorsqu’il a son enfant. On l’appelle ‘monsieur’ lorsqu’il est sans enfant, et ‘madame’ lorsqu’il est avec son enfant. C’est intéressant, je trouve. 

Qu’est-ce qui vous a frappé durant la réalisation de cette série documentaire ?

Ce qui m’a le plus marqué, c’est la facilité avec laquelle ils ont parlé de leur propre enfance. C’était assez bouleversant. Au bout de cinq minutes, ils se sentaient déjà à l’aise pour nous confier les violences qu’ils avaient subies en tant qu’enfants. C’est un besoin d’être entendu, selon moi. Même si, on le sait, il est plus compliqué pour les hommes de se confier, de parler de leurs émotions. 

Car pendant longtemps, les hommes apprenaient à s’abstenir de montrer toute vulnérabilité ou émotion, craignant d’être perçus comme faibles…

C’est ça. Or, le documentaire en est la preuve : ça leur fait du bien de parler, d’être vulnérables, et de transmettre tout cela à l’ensemble des hommes. J’ai ressenti de leur part une grande générosité. Du genre: “Moi j’ai galéré plusieurs années à me reconnecter avec mes émotions et mon empathie, à soigner mes traumas. Je ne veux pas que ça arrive à d’autres. Je veux les aider dans ce cheminement.” Ça m’a beaucoup touchée. 

Vous sentez un plus grand engagement chez ces pères 2.0 ? 

En réalisant cette série documentaire, oui. Et ça m’a fait beaucoup de bien (rires). Après, je ne peux pas dire que ce soit représentatif de la société dans son entièreté. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai voulu faire ce documentaire. Quand on est féministe et qu’on s’intéresse à l’actualité, tous les jours, on est confronté à la violence des hommes ou à leur indifférence quant à ces sujets. Je voulais donner la parole aux hommes qui ne s’en foutent pas, à ceux qui font le travail, à ceux qui refusent cette violence, à ceux qui veulent redonner espoir collectivement. Mais oui, les hommes présents dans le documentaire, on sent qu’ils ont envie d’être papas et pas uniquement les weekends ou les soirs après le travail. Ils veulent vraiment être en présence de leur enfant au quotidien, les accompagner, même dans les moments désagréables. 

Rencontre avec <i>Judicaëlle Perrot</i>, réalisatrice de la série documentaire <i>“Pères sans repères”</i> - Doolittle

Qu’ont-ils pointé du doigt ? 

Plusieurs choses. D’abord, les pressions sociales, notamment dans le travail. Beaucoup souffrent de cette injonction à retourner bosser le plus tôt possible, tout en étant performant. Beaucoup ont le sentiment de ne pas avoir le choix et d’être arrachés à leur enfant. On sent qu’il y a du regret. À un moment dans la série, un des pères fond en larmes car il se souvient d’avoir mis sa fille en nourrice au bout de trois semaines seulement, étant forcé de retourner travailler. Cette problématique est beaucoup ressortie. Certains nous racontent même avoir démissionné suite à la naissance de leur enfant, tellement ils étaient malheureux. Ils se sont rendus compte que leur travail ne leur plaisait plus et les empêchait d’être auprès de leur enfant. Un autre sujet a été récurrent : la question du consentement. Tous se posent la question : comment préparer mes enfants au consentement, comment les préparer à la question du harcèlement à l’école, comment agir pour que ma fille ne soit pas victime mais surtout, comment agir pour que mon fils ne devienne pas agresseur. On sent que c’est une grande inquiétude chez eux.  

“La paternité a réconcilié les hommes avec leur part d’humanité”

Le congé paternité est également un sujet à débat… 

Oui, complètement. C’est quelque chose qui dès le début entérine les inégalités entre les hommes et les femmes. Si le père ne peut pas être là pour prendre soin de son enfant, premièrement, le lien d’attachement se fait mal, et surtout, il ne peut pas apprendre à s’occuper de son enfant. On sait très bien que l’instinct maternel n’existe pas. On apprend à bien s’occuper de son enfant uniquement en étant à son contact. Donc le congé paternité, c’est la base. Et d’ailleurs, dans tout le documentaire, on se rend compte que l’intime est politique, et que toutes les questions de paternité, de famille et de masculinité sont des sujets politiques collectifs sur lesquels il faut se pencher et réfléchir.

Et la question de la masculinité, comment l’appréhendent-ils ?

C’est assez marrant, car c’est une série documentaire sur la paternité, mais en réalité le vrai sujet de fond, c’est bien la question de la masculinité. Ils en parlent très spécifiquement dans l’épisode 4, mais c’est en sous-texte dans le reste de la série. En devenant pères, ils ont réalisé que pour bien élever leurs enfants, il fallait que ces derniers puissent exprimer leurs émotions. Et donc, à force de répéter à leurs enfants “tu as le droit d’être en colère, tu as le droit d’être triste, tu as le droit ne pas savoir, tu as le droit d’avoir peur”, ils ont fini par se l’appliquer à eux-même. Ils ont ainsi appris à mieux exprimer leurs émotions, à mieux communiquer avec leur conjoint·e, à se pardonner, à accepter leur vulnérabilité et leurs imperfections… Un des papas prénommé Gilles nous parle de ça à un moment : il regrette énormément d’avoir hurlé, d’avoir été dans la discipline. En fait, il s’est découvert lui-même en devenant père. 

La paternité les réconcilie avec une nouvelle masculinité en quelque sorte…

Je dirais que la paternité les réconcilie avec leur part d’humanité. Une part qu’ils avaient inhibée jusqu’à maintenant. 

Rencontre avec <i>Judicaëlle Perrot</i>, réalisatrice de la série documentaire <i>“Pères sans repères”</i> - Doolittle
Par Ana Boyrie