
- Societe
- Témoignages
Rencontre avec Héloïse Junier, autrice de “Frères et sœurs” : « C’est la relation qui bat tous les records, c’est la plus longue d’une vie »
Comprendre les enjeux de la relation fraternelle et son impact sur notre vie, à la lumière des dernières connaissances scientifiques. C’est la mission que s’est donnée la docteure en psychologie Héloïse Junier, autrice de l’essai “Frères et sœurs – Une histoire de complicité et de rivalité”. L’occasion de faire le point sur les idées reçues et d’apprendre à “chouchouter” ce lien unique.
Comment l’idée de ce livre vous est venue ?
En tant que psychologue, beaucoup de familles me sollicitent pour des conflits de fratrie. C’est un thème qui revient très régulièrement. Ayant moi-même deux filles à la maison, j’ai réalisé qu’il me manquait beaucoup d’informations à ce sujet. J’ai cherché à me documenter. C’est là que j’ai réalisé qu’il n’existait aucun livre scientifique francophone sur le sujet… Pourtant, lorsque vous y pensez, la relation de fratrie, c’est celle qui bat tous les records, qui est profondément hors normes. C’est la plus longue d’une vie. Elle peut durer jusqu’à 80-90 ans, contrairement à la relation parents-enfants. C’est une relation qui est, selon les termes de la recherche, émotionnellement désinhibée. C’est-à-dire qu’elle est libre. Et comme c’est un lien qui est indéfectible, qu’on ne peut jamais détruire étant biologique – on ne peut pas divorcer de ses frères et sœurs – on ne fait pas d’effort avec eux. En tout cas, beaucoup moins qu’avec un·e ami·e ou un·e partenaire. On est davantage soi-même.
« Même si vous êtes en conflit avec votre frère ou votre sœur, ça reste votre frère ou votre sœur. Il n’y a que la mort qui puisse véritablement vous séparer. »
Bien que “hors normes”, cette relation a été peu étudiée en France. Pourquoi ?
De manière générale en France, on a très peu de livres écrits sur la base de données scientifiques sur tout ce qui touche à la psychologie ou à l’éducation. La France n’est pas connue pour être un peuple très scientifique en ce qui concerne la vulgarisation scientifique de données éducatives, psychologiques ou de développement. On va être scientifique en aéronautique, en médecine, mais rarement en éducation.
Pourtant, dans le rayon “famille”, la littérature scientifique sur la relation parents-enfants ne manque pas…
Complètement, c’est un sujet beaucoup plus démocratisé et vulgarisé. Les parents étant responsables des enfants, on se questionne peut-être plus. Autre différence : on choisit d’être parents. On choisit d’avoir des enfants. On ne choisit pas d’avoir des frères et sœurs. Et on ne choisit pas ses frères et sœurs. Cette relation fraternelle peut être agréable comme désagréable, elle peut être protectrice comme elle peut être destructrice. On voit tous les modèles familiaux possibles. Comme ce n’était pas un lieu de choix, ce n’était peut-être pas un lieu de réflexion.

Quels sont les avantages d’une relation fraternelle et sororale ?
J’apprécie que vous soulignez les avantages, car très souvent, on ne parle que des inconvénients. Le premier avantage qui me vient, qui est tout bête, c’est la communication. Lorsqu’on a des frères et sœurs, on aiguise très tôt et chaque jour, notre capacité à communiquer avec l’autre. Au sens très général du terme, on va apprendre à se disputer, à régler des désaccords, à trouver des compromis, à se mettre à la place de l’autre. Se mettre à la place de l’autre, c’est quelque chose que l’on va expérimenter à travers les disputes, les jeux d’imitation et de coopération. Autre avantage : si, par exemple, les parents divorcent, si vous déménagez ou s’il y a un deuil, on voit qu’en cas d’adversité, en cas de situation difficile à vivre, les frères et sœurs – lorsqu’il y a une bonne entente – se protègent, ce qui limite leur anxiété et donc le risque de dépression. On voit même que l’aîné d’une fratrie peut être parfois considéré comme une figure d’attachement relais.
C’est-à-dire ?
Il ou elle peut être une source de réconfort pour le petit, pour le cadet.
Est-ce que la position dans la fratrie peut justement influencer notre personnalité ?
Non. Que l’on soit aîné, cadet ou benjamin, le rang n’a pas d’impact sur notre personnalité. La recherche a complètement déconstruit cette idée. Après, il faut reconnaître que l’on n’est pas les mêmes parents avec l’aîné, avec le cadet ou le benjamin. Nous n’avons pas les mêmes exigences envers les enfants. Et très clairement, ce que la recherche a pu observer, c’est que l’aîné est soumis à plus de pression parentale que le cadet ou le benjamin. Ils auraient 48% de risques supplémentaires de souffrir d’anxiété, et 38% de risques majorés de dépression. L’aîné va être plus souvent puni pour des mauvaises notes ou des mauvais comportements. Il va être plus souvent soumis aux exigences parentales, parce qu’à la première grossesse, on a plus d’idéaux parentaux. Que voulez-vous, c’est le premier, on met le paquet… (rires)
Si la position n’a pas d’incidence sur la personnalité, le genre peut toutefois en avoir…
Effectivement. L’expérience de vie, le climat ne sera pas le même selon si c’est une fille ou un garçon en tête de la fratrie. Dans les recherches, on constate que les filles aînées ont tendance à être plus coopératives, à éviter davantage les conflits, à manifester plus d’empathie, à aider plus facilement les petits frères ou petites sœurs. À l’inverse, les garçons aînés ont tendance (selon les statistiques) à être davantage dans la compétition, dans la confrontation, ils sont moins à l’écoute des envies des frères et sœurs cadet·te·s, moins dans l’empathie.
« Le favoritisme parental vient faire vaciller l’un des piliers de la parentalité qui est celui de l’équité. Les parents en ont honte si bien que, le plus souvent, ils ne le conscientisent même pas ! »
Dans votre livre, vous énumérez de nombreux mythes. Celui que l’on retient particulièrement est celui de “l’enfant préféré”, un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps…
Un sujet qui est carrément un courant de recherche ! On appelle ça le « traitement parental différencié ». Dans la recherche, on ne parle pas d’“enfant préféré” mais d’enfant “favorisé”. Cela concernerait 65% des mères, et 70% des pères. Cette statistique m’a beaucoup marquée.
Comment ça se manifeste ?
Ça se joue sur deux plans : sur ce qu’on appelle “l’affection différenciée”, c’est-à-dire que l’on sera plus affectueux, plus tolérant, plus tendre avec l’enfant favorisé. On va le prendre plus souvent dans les bras, on va plus souvent lui demander comment s’est passée sa journée d’école, on va plus facilement accrocher ses dessins au mur… L’autre plan, c’est celui du “contrôle différencié” : on va davantage contrôler l’enfant qu’on ne favorise pas. On sera alors plus strict, plus exigeant. Et en cas de difficulté, on accordera moins de temps à ses émotions.
Pourquoi ça gêne à ce point les parents d’admettre qu’ils favorisent un de leurs enfants ?
Le favoritisme parental vient faire vaciller l’un des piliers de la parentalité qui est celui de l’équité. Les parents en ont honte si bien que, le plus souvent, ils ne le conscientisent même pas ! Ce qu’il faut se dire, c’est que dans les deux cas, il peut y avoir un impact sur la santé mentale de l’enfant (tout dépend de la durée et de l’intensité, bien sûr) : pour celui qui n’est pas favorisé, le risque de manque de confiance en soi est plus grand. L’enfant aura plus de difficultés à se faire des copains à l’école, les difficultés scolaires seraient aussi majorées. Mais celui qui est favorisé n’est pas non plus épargné, puisqu’il est aussi plus à risque de dépression qu’un enfant qui évoluerait dans une famille à forte équité parentale. Le favoritisme parental bouleverse le système familial. L’un des facteurs qui augmentent massivement les conflits dans une fratrie, c’est justement ce sentiment d’être lésé, un sentiment d’injustice.
S’il est un autre domaine où les idées reçues foisonnent, c’est celui de l’enfant unique. Ne pas avoir de frère ou de sœur rend-il un enfant différent des autres ?
En tout cas, il n’est pas plus malheureux. Les préjugés sur l’enfant unique remontent à plus d’un siècle. À la fin du 18e et au début du 19e, les médecins décrivaient même l’enfant unique comme “une maladie en soi”. Depuis, la recherche est passée par là et aujourd’hui, on sait sur des grandes cohortes que les enfants uniques ne sont pas moins sociables, ne sont pas moins empathiques, ne sont pas moins généreux, ne sont pas plus égoïstes que les autres. Ce sont des traits profondément injustes qu’on leur a attribués. Toutefois, les préjugés à leur égard sont si forts, qu’on observe une différence de traitement. Par exemple, les enseignants ont tendance à moins estimer les enfants uniques que ceux qui ont des frères et sœurs. Pour le livre, j’ai eu l’occasion d’interviewer un petit garçon de 10 ans. Son témoignage m’a profondément touchée : il me disait qu’être enfant unique lui plaisait, qu’il avait ses parents pour lui tout seul, sa maison pour lui tout seul. Ce qui le gênait, ce n’était pas le fait d’être enfant unique, mais la manière dont réagissaient les gens autour de lui lorsqu’ils apprenaient qu’il n’avait pas de frères et sœurs. La fameuse petite mou perplexe qui dit “ooooh, le pauvre”, comme si c’était un drame. « C’est pire que tout », m’a-t-il dit. Or, on l’a presque tous fait un jour ! Il faut que nous cessions de réagir ainsi.
D’autant que les familles nombreuses peuvent être tout aussi contraignantes…
C’est même un modèle assez critiqué par la recherche scientifique. Pas tant sur l’entente dans la fratrie mais sur les ressources individuelles auxquelles vont avoir accès chaque enfant. Ce que l’on voit – et j’en suis désolée – c’est que plus il y a d’enfants dans la fratrie, plus les ressources par enfant sont diminuées… Quand je parle de ressources, ça peut être budgétaire – pour accéder à une activité extra-scolaire, à une activité culturelles payante (aller au musée, par exemple) – ça peut être temporel (le temps d’adulte par enfant va être beaucoup plus limité), ça peut être spatial (le manque d’espace peut générer des conflits)… Après, ça peut aussi très bien se passer ! D’une famille à une autre, c’est assez variable.
Vous disiez au début de l’interview que beaucoup de personnes font appel à vos services pour régler des conflits fraternels. Se disputer avec ses frères et sœurs, est-ce vraiment une si mauvaise chose ?
Pas du tout. C’est même signe de proximité. Qui dit proximité, dit rivalité. Donc plus on est proche d’un frère ou d’une sœur, plus les disputes seront potentiellement fréquentes. Mais ces disputes peuvent être extrêmement bénéfiques ! On apprend à critiquer l’autre, on apprend à se taire, on apprend à mettre des mots sur ses émotions. C’est grâce à cet espèce de laboratoire, propre à la relation fraternelle que l’on apprend toutes ces choses. Sur le plan socio-émotionnel, les disputes entre frères et sœurs sont des moments hyper intéressants. À condition que les parents réagissent de manière constructive, bien sûr…
C’est quoi justement la réaction “constructive” ?
Qu’ils aient 10 ou 50 ans, les parents ont tendance à être justiciers. Autrement dit, à chercher qui a tort, qui a raison. Quand on est dans cette optique-là du “qui a tort, qui a raison”, on est dans le rouge. Selon les chercheurs, l’objectif est de quitter cette posture de justicier, de ne pas chercher une victime ou un coupable, de ne pas blâmer le coupable et d’adopter plutôt une position de médiateur. Plus facile à dire qu’à faire, j’entends bien… C’est quoi être médiateur ? C’est : vous mettez des mots sur les émotions de chacun, vous développez l’empathie de l’un pour l’autre, vous ne prenez surtout pas parti. Si vos enfants se disputent, soyez comme un journaliste sportif : vous tendez le micro pour que chacun puisse exprimer son point de vue. Et l’idée ultime, le “Saint Graal”, c’est que les enfants aient trouvé un compromis entre eux. Sinon, vous trouvez le compromis pour eux. Dans les deux cas, il faut absolument que ce compromis convienne aux deux partis. Tous les enfants doivent sortir du conflit, avec la sensation d’avoir été traitée avec équité. Si ça peut vous rassurer, j’y arrive une fois sur cinq… (rires)
« Si vos enfants se disputent, soyez comme un journaliste sportif : vous tendez le micro pour que chacun puisse exprimer son point de vue. »